Dixième leçon – Anthropologie 4
La montée violente
Aux prises avec le Scandale et avec les Rivaux, chacun subissant un Pouvoir dont le Dominant fournit le modèle et que tout le monde exerce à son niveau et à sa manière, l’ensemble des Dominés se met à s’agiter et à murmurer. Autrement dit, le Dominant, en position scandale, à savoir exerçant son Pouvoir, inflige, à l’ensemble des Dominés, sa violence ; or qui sème le vent récolte la tempête : l’ensemble des Dominés accumule un ressentiment qui va se transformer à son tour en violence. En clair, la violence première du Dominant va provoquer la violence réactive ou seconde des Dominés.
Cette violence peut se défouler, pendant un certain temps et jusqu’à un certain point, sur des victimes de substitution, sur des boucs émissaires commodes parce que sans risques. Mais ce ne peut être là qu’un expédient provisoire. En effet, un nouveau cercle vicieux est enclenché : le Dominant, sentant la violence réactive gronder dans la profondeur du Système et devenir menaçante, va se trouver acculé, afin de mater la rébellion montante, à durcir son Pouvoir et à aggraver la violence ; ce que faisant, il ne va faire que susciter une violence réactive plus intense encore. C’est inévitable : cette escalade ne peut qu’atteindre, à un moment donné, un point critique, seuil au-delà duquel le point de non retour va être franchi.
Qu’advient-il alors ?
Le meurtre collectif
Les Comparses sont dévorés de Désir pour la place du Dominant ; ils sont de même dévorés de Haine pour celui qui occupe cette place et la confisque. Ce Désir et cette Haine, en fonction du mécanisme décrit plus haut, s’exacerbent au fur et à mesure que le Dominant atteint cette dimension mythique qui en fait un dieu. Plus que jamais, chaque Comparse désire la mort de ce dieu obèse qui bouche tout l’horizon de l’Etre et qui lui inflige sa violence. Mais chacun, individuellement, ne peut rien ; en revanche, si tous les Comparses, faisant taire leurs dissensions rivales, s’unissent dans la Haine unanime qu’ils éprouvent à l’endroit du Scandale, si tous forment l’union qu’on dit sacrée, alors le Dominant n’a plus aucune chance.
L’événement apparaît inéluctable dans l’AO : l’ensemble des Dominés va encercler le Dominant et, chacun faisant comme tout le monde et portant ses coups dans la surenchère de ce mimétisme, le groupe des Dominés va lyncher le Colosse ou le Dominant.
Cependant, il faut bien se représenter les conditions dans lesquelles se déroule l’événement afin de comprendre les conséquences prodigieuses qu’il va avoir.
Pour que l’événement se produise, il faut que la violence, première et réactive, ait atteint un niveau tel que tout le monde soit littéralement ivre de Haine. Ce n’est pas pour rien que les Grecs, qui figurent cet événement sous les traits du dieu Dionysos, prêtent à cette figure divine ce trait d’aimer le vin et de se trouver volontiers en état de totale ébriété.
Le meurtre en réunion du Dominant étant un geste gravissime, il ne peut être perpétré que dans un état d’ivresse paroxystique, à savoir de transe profonde — une plongée dans la Subconscience : littéralement, les Comparses, quand ils lynchent le Dominant, ne savent plus ce qu’ils font. Ils commettent le meurtre sans s’en rendre compte, totalement absents à eux-mêmes : on voit, dès maintenant, ce qui sera à assumer quand il faudra revenir de cet état.
Cette nécessité de regarder en face l’indicible sera d’autant plus difficile que le phénomène ne se borne pas au seul lynchage.
Équarrissage et grande bouffe
En effet, si les Dominés tuent bien le Dominant, le niveau de violence qu’ils ont atteint et qui leur a fait perdre tout contrôle est tel qu’ils mettent en pièces, déchiquettent littéralement le corps de l’individu haï : dents et ongles, ils le mettent en lambeaux. Chacun ne peut se sentir soulagé de sa Haine et de la violence qu’elle génère que s’il participe à cette mise en quartiers, que s’il arrache un morceau au corps détesté. Ce démembrement du corps lynché, les Grecs l’appellent le diasparagmos.
Ce n’est pas la dernière étape encore pourtant. Une fois que chacun se trouve avec son morceau de corps dans la main, que fait-il ? Fantasmatiquement, l’Etre du Dominant est contenu dans son corps ; on ne l’a lynché que pour s’approprier son Etre : il n’y a pas d’autre moyen, pour y parvenir, que d’ingérer ce corps/Etre, d’en mâcher et d’en avaler sa part.
Le lynchage est suivi par la mise en pièces du Dominant, laquelle précède sa dévoration tout cru, opération que les Grecs appelaient omophagia. On a établi que diasparagmos et omophagia allaient de pair.
Voir les exemples de diasparagmos et d’omophagia dans les deux premiers tomes de la Trilogie du Héros : LE HEROS ET L’ADULTE ; LE HEROS ET LE COMPARSE. Voir, dans le troisième tome : LE HEROS ET LE DOMINANT, la trace qu’il reste de ces deux phénomènes dans le Mythe d’Adam et Eve
Inauguration homicide
Avant de voir les conséquences du lynchage et de ce qui le suit, il faut mesurer l’ampleur et la portée du phénomène.
Pour la première fois dans l’ordre de la nature, se produit un événement inouï : une créature ou un groupe de créatures tue un congénère. Sauf accident, c’est là un phénomène qui n’existe pas sur le plan de l’instinct. On saisit ici le caractère littéralement exorbitant du phénomène : pour la première fois dans l’ordre du vivant et de son niveau le plus évolué qu’est l’animal et le mammifère, à l’occasion du lynchage, du Dominant ou de son substitut, une créature transgresse la Loi. Il faut donc le constater : l’humain est un animal qui, seul parmi tous les autres, tue son semblable — l’humain n’est l’humain parce qu’il est homicide. — Le sommet du tragique.
Par ailleurs, on peut se demander si le passage d’un régime alimentaire essentiellement frugal et végétarien chez les grands anthropoïdes à un régime carné chez l’humain, si ce marqueur d’hominisation, n’est pas dû justement à la dévoration du corps lynché du Dominant.
NB. — Le lynchage du Dominant est un point de divergence radicale avec René Girard qui ne connaît lui que le lynchage d’une créature quelconque, arbitrairement choisie.