Onzième leçon – Anthropologie 5
C’est avec le meurtre en réunion ou le lynchage du Colosse ou du Dominant — l’événement anthropologique — que se clôt le premier temps de la Mythisation de la figure de Pouvoir. Va alors s’ouvrir le second.
Seconde phase de la Mythisation
a. Le dieu lyncheur.
Après le lynchage, la mise en pièces et la dévoration du Colosse, les Comparses sortent de la transe, reviennent à eux, reprennent pied dans le réel. Alors, il leur faut poser les yeux sur l’acte qu’ils viennent de commettre. Et là, ils ne peuvent être qu’accablés par une consternation littéralement sans nom.
En effet, non seulement ils ont tué un congénère, mais ils ont tué le plus considérable d’entre eux, celui qui, peu ou prou, était déjà un dieu ; non seulement ils l’ont tué, mais ils ont perpétré ce meurtre d’une façon particulièrement atroce ; non seulement ils ont commis cette ignominie, mais ils ont ensuite lacéré le corps ; et non seulement ils ont démembré ce corps, mais ils l’ont dévoré. L’effarement qui doit alors s’emparer d’eux est tel qu’un autre phénomène de Mythisation ne peut que s’amorcer ici. En effet, pour venir à bout du Dominant, pour abattre ce dieu, il a fallu une instance aussi forte, voire plus forte, que lui : les lyncheurs ne peuvent que postuler là l’intervention d’un autre dieu, d’un dieu qui s’est emparés d’eux et les a possédés. C’est à ce dieu que les Grecs donnent la forme et le nom de Dionysos. Si le Colosse est le dieu du Pouvoir, Dionysos est le dieu du meurtre collectif de la figure de Pouvoir.
C’est pourquoi l’AO propose, à l’endroit de l’événement anthropologique, de parler également de l’événement dionysiaque. Quant à la fureur dionysiaque, c’est la fureur aveugle qui s’empare des Comparses et qui les conduit au meurtre du Dominant.
Voir l’étude du Dieu Dionysos dans le premier tome de la Trilogie du Héros, LE HEROS ET L’ADULTE
b. Le dieu lynché
Cependant, alors même que surgit la figure de Dionysos, le Dominant va commencer la seconde phase de sa Mythisation.
Les Comparses, tous ensemble, on tué le Colosse, tué le Dominant, tué le dieu : ils sont alors, devant lui, dans une situation de culpabilité qui va aller jusqu’à la terreur. En effet, le Colosse, ayant subi un pareil traitement, ayant été expédié aussi violemment dans l’inconnu de la mort, dans l’Autre, ne peut nourrir qu’un Désir : se venger. Tout le groupe, ayant infligé une violence suprême au Dominant, s’attend à sa violence réactive en forme de châtiment. Or, lui qui détenait des facultés physiques déjà redoutables de son vivant, résidant maintenant dans l’Autre, il va y trouver, se figure-t-on, des facultés hors de mesure, inimaginables, plus terrifiantes que jamais. Bref, la figure déjà agrandie jusqu’au dieu de son vivant, va, une fois lynchée, acquérir des dimensions littéralement infinies, devenant un dieu à la puissance proprement inconcevable.
C’est une évidence : tuer la figure de Scandale en fait un Scandale plus massif et donc plus écrasant encore.
Aux prises avec cette terreur d’une ampleur inédite, les Comparses n’ont qu’une solution : essayer d’amadouer le dieu, de prévenir sa vengeance. Pour cela, il faut le dédommager.
A cette peur du dieu s’ajoute une autre nécessité. En effet, en tuant le Dominant, on s’est débarrassé du “mauvais côté” du dieu, celui qu’on ne pouvait plus supporter. Mais du même coup — on s’en avise quand on reprend pied dans le réel et qu’on se trouve seuls et démunis face à l’Autre — on a aussi anéanti son “bon côté”. On désirait éliminer le dieu menaçant, mais, du même (mauvais) coup, on s’est amputé aussi du dieu protecteur — non sans, de surcroît, rendre encore plus menaçant le dieu écrasant. Il est donc urgent, vital, et de désarmer le dieu menaçant, et de retrouver en lui le dieu protecteur.
En fait, on s’avise à ce moment, devant son effondrement, que le Système, pour invivable qu’il soit, est la seule structure viable, la seule où on trouve refuge devant les dangers de l’Autre. L’écroulement du Système est vécu dans une terreur telle qu’elle laisse des traces à teneur proprement apocalyptique dans nombre de mythologies du monde. Les Comparses mettent donc tout en œuvre pour retrouver le cocon protecteur du Système, et y rappeler le Dominant, qui en est la colonne vertébrale.
De quelle manière les Comparses peuvent-ils s’y prendre ?
Mythe et rites
D’abord, première urgence, il faut occulter l’événement. Pour ce faire, si on ne peut faire autrement que de le ressasser, il faut le présenter de telle sorte qu’il n’apparaisse pas pour ce qu’il est, il faut en déguiser les différentes phases, et même tenter de lui donner un aspect favorable, positif, prodigieux si possible : c’est l’élaboration du Mythe. Celui-ci est un travesti de la violence et du lynchage du Dominant.
Cette opération idéologique réalisée, il faut prendre des mesures prophylactiques pour prévenir la vengeance du Dominant. Bien beau de déguiser l’événement, mais sachant bien au fond la violence qu’il est, il est urgent de conjurer le retour de violence qu’il appelle. Comment faire ?
Puisque le Colosse détenait la Verticale de Pouvoir et que c’est cette Verticale qui a été abattue lors du lynchage, il faut la restaurer, et non seulement la restaurer, mais la révérer avec plus de soumission encore, en se mettant à genoux devant elle, en se jetant même face contre terre devant sa hauteur et sa splendeur — s’écraser le plus radicalement possible dans l’Horizontale que cette Verticale va surplomber.
Ensuite, il faut offrir au dieu, ou lui restituer, ce qui constituait les Privilèges du Colosse : les meilleurs ou les premiers morceaux de toute nourriture, les objets les plus précieux, les personnes les plus désirables.
Enfin, il faut chanter ses louanges, flatter son altitude, astiquer sa magnificence.
En un mot, il faut lui rendre tout l’Etre qu’il confisquait de son vivant, mais cette fois volontairement — en faire l’Etre même — Dieu, essence de tous les dieux.
On le voit : révérence, offrandes, louanges — c’est tout le religieux qui trouve ici sa forme institutionnelle. Alors qu’il baignait informellement tout le Système dans son premier état, il prend maintenant, dans ce second temps de la Mythisation, sa forme réglée : il devient rituel — un rituel qui perdurera jusque dans le monde moderne, où tant de cérémonies religieuses continuent d’être célébrées.
L’attirail et le cercle vicieux injonctif
Bien sûr, le Système réédifié, un autre Colosse prend au sommet la place de celui qui a été lynché, et ce nouveau Dominant va se confondre, plus ou moins rapidement et totalement, avec le dieu, ou avec le Colosse mort, se faisant son premier desservant, et devenant ce roi-prêtre qu’on voit dans tant de cultes anciens. Celui-là, forcément, va se trouver devant une nécessité impérieuse : faire en sorte que l’événement dionysiaque ne se reproduise pas, dont il aurait alors, lui-même, à faire les frais. Pour échapper à ce danger qui est le péril suprême, et non seulement pour lui mais pour tout le Système, il lui faut instituer des règles qui contiennent, jugulent, enchaînent les comportements, afin de les empêcher de déraper jamais dans l’incontrôlable de la transe. Ces règles, peu importe leur contenu : ne prévaut que leur fonction, qui est d’être contraignantes, plus exactement les plus contraignantes possible. Règles arbitraires et hautement comminatoires : ce sont là les Injonctions, qui caractérisent toutes les religions du monde.
Les Injonctions, en nombre et d’une diversité infinis, sont de la violence formalisée et légalisée pour contenir et neutraliser la violence dionysiaque informelle et anarchique. Elles sont une sorte de corset qui enserre l’ensemble des Dominés et qui verrouillent les corps dans les gestes étroits de la prière et du culte. C’est pourquoi elles sont souvent symbolisées par les cordes, les chaînes ou le joug.
Forcément, mêmes causes, mêmes conséquences. Les Injonctions, étant violence, vont appeler la violence réactive, autrement dit vont aggraver le problème qu’elles sont censées résoudre : les Comparses vont bientôt recommencer à gronder contre le Dominant qui les leur impose. Celui-là, pour sauvegarder son Pouvoir, va les resserrer, les appesantir, et, aggravant la violence première, il va déterminer une violence réactive qui finira de même — retour de Dionysos — par exploser, et par se décharger dans une nouvelle explosion dionysiaque, laquelle verra de même, avec le lynchage du Dominant, l’effondrement du Système.
C’est là le cycle, ou le cercle vicieux, du Système ou du religieux. Si c’est bien par le religieux que l’animal est entré dans l’humanité, l’humanité se trouve maintenant piégée dans le Système et son cycle infernal. Va-t-elle — peut-elle — en sortir ?
Bilan leçon 11 :
Injonctions : Prescriptions arbitraires et impérieuses imposées au Comparse par le(s) Dominant(s) ; expressions concrètes du Pouvoir.
NB. — La restauration du Dominant peut se faire sous une forme double : d’une part le roi-prêtre, qui prend en charge les Injonctions pour juguler le Même, d’autre part le roi-sacré (ou le sorcier, ou le chamane) qui, pour l’explorer et l’exploiter, assure et assume un commerce intime avec l’Autre — autrement dit : une distribution sur deux figures différentes du mauvais et du bon côté du Colosse.