LE BARRAGE AU RN

Posons en guise de préalable qu’il est permis de douter qu’une Marine Le Pen soit dotée de la stature présidentielle, tant elle a déjà prouvé à quel point elle est mauvaise, à savoir incompétente et malveillante ; posons de même qu’il est permis de douter qu’un Jordan Bardella soit doté de la stature d’un premier ministre, lui qui ne peut se prévaloir que d’une jeunesse à la fois ambitieuse et inexpérimentée ; posons enfin qu’il est permis de douter que, face aux problèmes de la France, le RN détienne aucune solution, tant il paraît au contraire que s’il arrivait aux affaires, ces problèmes s’aggraveraient rapidement de façon vertigineuse.

Pour autant, il est tout aussi permis de s’interroger sur les formules qui font florès depuis le dimanche 30 juin à 20 h : « Il faut faire barrage au RN ; tout pour que le RN n’arrive pas au pouvoir ; pas une voix pour le RN. »

Fort bien mais qu’est-ce à dire ?

I. ÉLUS ET ÉLECTEURS.

Pour voir immédiatement la portée de ces formules, il s’impose de renverser la perspective habituelle : au lieu de considérer les élus, regarder les électeurs ; au lieu de se focaliser sur les figures médiatiques, considérer les anonymes. Les élus RN pourraient être entre 250 et 270 à l’Assemblée nationale, mais ceux qui leur donneraient à occuper ces sièges sont au bas mot 10,6 millions. Autrement dit, tout entreprendre pour que le RN n’obtienne pas une majorité absolue à l’Assemblée et pour le neutraliser politiquement, c’est viser à empêcher plus de dix millions et demi d’électeurs de faire entendre leur voix, à savoir leurs souffrances et leurs revendications, c’est réduire au silence dix millions et demi d’électeurs – quelque chose comme : « Fermez vos gueules ! Les raisons pour lesquelles vous vous êtes tournés vers le RN, on n’en a rien à foutre, vous pouvez crever ! » La violence même ! Est-ce tolérable ? Est-ce même une seconde envisageable quand on s’avise de surcroît que faire barrage au RN, c’est reproduire très exactement ce qu’a prétendu faire Macron avec sa Macronie depuis sept ans, avec le résultat qu’on sait ?

II. POLITIQUE ET MORALE.

Mais il s’impose d’aller plus loin. Ces formules anti-RN, outre même le fait qu’elles apparaissent politiquement inacceptables, pourquoi et comment sont-elles seulement possibles ? Qu’est-ce qui permet qu’elles soient lancées dans l’espace médiatique sans susciter – ou si peu – de rejet immédiat, sans se révéler d’emblée parfaitement irrecevables ?

En fait, il faut voir que ce qui se présente comme une objurgation (« Voter pour le RN, vous n’allez quand même pas faire ça ! ») pourrait bien être un Mythe, ou un cache-violence, qui dissimule ce qui ressemble fort à une Injonction (« Il vous est rigoureusement interdit de commettre un acte pareil ! ») Interdit, interdit… Interdit politiquement ? On ne voit pas qu’en démocratie, il soit interdit d’avoir telle ou telle opinion, quelle qu’elle soit, de la défendre, et de travailler à ce qu’elle trouve un écho au sein de la République voire à l’y faire prévaloir, étant bien entendu que c’est au bout du compte la majorité qui, au terme d’un débat, devra trancher – ce qui revient ainsi à définir très exactement le Politique.

Si donc l’interdit n’est en aucun cas politique, quelle peut être sa nature ? Il n’est pas très difficile de répondre.

Sous « Vous ne pouvez pas voter ainsi » il faut entendre : « Ce serait une honte ! » Clairement, l’interdit, loin d’être politique, est moral, c’est-à-dire qu’il relève entièrement du Religieux. Ce Religieux peut être défini comme non pas le magister moral de la gauche, puisqu’aussi bien il n’y a plus de gauche, mais comme le magister moral DE gauche. Ce magister se trouve ramassé d’une façon saisissante dans la formule de Jean-Paul Sartre : « Tout anti-communiste est un chien ! » Sartre, le grand philosophe, bien loin d’argumenter, condamne, bien loin de convaincre, frappe d’infamie ; bref, bien loin de se maintenir sur le terrain politique ouvert au débat, il s’empare d’emblée de terrain religieux qu’il verrouille par l’anathème. De ce Religieux, Marx est le dieu, le marxisme est le catéchisme, Sartre et ses épigones les grands prêtres, desservants zélés jusqu’au fanatisme, comme on peut en juger par cette déclaration qui est un prodigieux appel à la haine.

Tout ce qui se dit « de gauche » aujourd’hui, mais également tout ce qui ne se définit qu’en n’étant pas d’ « extrême droite », demeure dans cette logique, en reste même captif voire tétanisé jusqu’au Scandale. C’est à qui démontrera le plus grand zèle pour ne pas apparaître comme un « chien ».

Il faut noter que, de ce Religieux, quelques-uns parmi ceux-là mêmes qui en sont les fidèles, commencent à revenir. Ariane Mnouchkine, figure éminente de la « culture » donc presque impérativement de gauche, a déclaré, dans le courant de la campagne électorale, devant les chiffres impressionnants que les sondages enregistraient en faveur du vote RN, que le tort avait peut-être été de considérer cette part énorme des électeurs comme des salauds.

La question devient donc : est-ce que tous les électeurs du RN, est-ce que les dix millions et demi de Français qui se tournent vers lui sont des chiens et des salauds ?

À cet égard, il vaut la peine de considérer le calembour : « R haine ».

III. RN ET HAINE.

« R haine » : figure rhétorique et même, si on veut, poétique. Mais au-delà de l’effet littéraire, que faut-il entendre ?

Il semble bien que cette haine soit celle que ce parti suscite bien plus que celle qu’il exprime. En effet, on associe volontiers RN à la haine des étrangers – la fameuse xénophobie.. Mais qu’en est-il au juste ? Les électeurs du RN disent : « Je ne veux pas être un étranger chez moi parce que les étrangers y seraient les plus nombreux ; je ne veux pas que la France soit tout entière comme certains quartiers, à savoir soustraits aux lois de la République et livrés aux Injonctions islamistes ; je ne veux pas que ma petite Marinette et la jeune Amandine doivent se voiler comme la petite Aïcha et la jeune Zoubida ; et je ne veux pas que Marinette et Amandine soient menacées de viol de même que Fabien et Laurent soient menacés de mort, etc. » Haine ? Ne serait-ce pas plutôt de l’angoisse ? Rappelons que “xénophobie” veut dire non pas “haine de l’étranger” mais “peur de l’étranger”. En fait, la haine pourrait bien être le fait non pas des électeurs du RN mais d’abord de ses dirigeants qui en font leur fonds de commerce, ensuite de ceux qui se donnent un objet de Haine pour démontrer leur vertu de gauche et à quel point ils ne sont ni des chiens ni des salauds, enfin de ceux qui reprennent l’expression avec un peu de légèreté sans s’interroger outre mesure sur ce qu’elle recouvre. Bref, le calembour « R haine » est un slogan totalement étranger au Politique mais qui sue à l’excès le Religieux.

Pour identifier cette Haine, il faut se situer dans le cadre strict de l’AO.

Le Politique trouve son hébergement dans la République ; le Religieux se loge ou se love tout entier dans le Système. Dans la République prévaut la logique de l’Autre ; dans le Système s’impose la logique du Même. Dans la République, chaque citoyen, dans un rapport d’égalité avec tout autre, trouve toutes les conditions favorables pour affirmer sa Différence, et n’a rien de mieux à faire que de la mettre, de toute sa Volonté, au service de l’intérêt général ; dans le Système, chaque Comparse ne se perçoit face à Autrui qu’en fonction des Distances, à savoir dans le cadre d’une Hiérarchie qui discrimine selon le sexe, l’origine, la couleur de peau etc., ce qui l’incline à n’œuvrer, de tout son Désir, que pour son intérêt particulier. Dans la République, ne prévaut que la solidarité ; dans le Système, ne sévit que la Rivalité. Dans la République, chaque individu, dont la liberté est garantie par les lois, collabore avec tout autre pour le bien de tous (chacun se sacrifie à la Transcendance vraie) ; dans le Système, chaque Comparse est en compétition avec tous les autres dans l’exactitude à l’obéissance aux Injonctions qui corsètent tout le monde (tout le monde est sacrifié à la Transcendance fausse). Au sein de la République, chaque individu est libre d’affirmer et d’affermir ce qu’il est profondément ; au fond étouffé du Système, chaque Comparse doit démontrer qu’il est le meilleur, (le meilleur chrétien, le meilleur juif, le meilleur musulman, ou le meilleur républicain, ou le meilleur communiste, ou le meilleur bien-pensant, etc.) C’est en quoi la République est le lieu de la diversité individuelle, l’Autre, alors que le Système est celui du conformisme universel, le Même. À quoi il faut ajouter que l’individu ou le citoyen est dans un rapport de bienveillance avec tout autre, alors que le Comparse est de chacun à la fois le Rival et le censeur, la victime et le bourreau, ou le Dominé et le Dominant (« Si tu n’obéis pas aussi bien que moi, je te dénonce ou je te tue » avec toute la dose de Dépit inévitable). Autrement dit, le Politique au sein de la République n’implique que, faute d’un autre mot, ce qu’il faut appeler l’amour, alors que le Religieux au sein du Système ne peut engendrer que la Haine.

Voilà cernée cette Haine accolée au RN. Mais il faut maintenant l’attribuer.

Cette question revient à se demander pourquoi c’est ce parti qui fait les frais de cette opération.

Il est bien entendu que la République ici définie est un idéal, une utopie, qui ne s’est encore jamais rencontré(e) dans la communauté humaine (et il est douteux que le RN en dessine l’horizon dans son programme…) ; mais il est encore plus entendu que le Système est au contraire observable partout depuis que l’homme est l’homme. Ceci admis, il faut voir que la « haine » dont le RN se trouve taxé est le fait de tous ceux qui, de l’extrême droite à l’extrême gauche, ne peuvent rien concevoir en dehors du Religieux, c’est-à-dire qui, à l’instar de tous les Comparses/Croyants depuis l’aube de l’humanité, cherchent, au sein de leur Système, un bouc émissaire ou le bouc émissaire le plus commode, à savoir une instance qui cristallise tous les défauts, ou incarne le mal, et ainsi polarise toute la violence que le Religieux inflige à tous par nature, violence première à laquelle répond immédiatement la violence réactive et à quoi tout le monde cherche un exutoire sous peine d’en crever – l’exutoire émissaire.

Dans nombre de Systèmes occidentaux, le bouc émissaire a été le Juif ; dans le nôtre, aujourd’hui, c’est le RN. C’est cette réalité anthropologique que recouvre « il faut faire barrage au RN », formule qui s’impose également ainsi comme un formidable Mythe.

Fort dangereux de faire du RN un bouc émissaire parce que c’est ainsi le renforcer en lui conférant le statut tellement gratifiant de victime.

Oui à l’exigence politique de critiquer le RN ; non à la dérive religieuse qui en fait un bouc émissaire.

1 thought on “LE BARRAGE AU RN

  1. Je commence la lecture de cet article et déjà, j’ai une remarque : le RN n’est pas un parti comme les autres, en ce sens qu’il n’utilise la démocratie que parce que le coup d’état n’est pas une spécialité française (voir citation en fin de message). Tu penses qu’il n’aura pas la majorité absolue, rien n’est moins certain. Et quand je vois déjà, durant l’entre deux tours, le nombre « d’incidents » racistes ou d’intolérance, j’ai tout lieu de continuer à m’inquiéter. A Avignon, ils ont incendié une boulangerie au prétexte qu’un employé était noir… Tu imagines ce que ça peut donner, une fois légitimés ?
    Je ne m’inquiète pas des incompétences de Marine ou de Jordan (ben oui, va falloir se mettre du côté du manche, un peu de familiarité ne nuit pas…), je m’inquiète de ce que la constitution actuelle leur donne comme pouvoir et des conséquences qui vont en résulter. Et au-delà, ils ont déjà avancé des mesures qu’ils ne devraient pas pouvoir mettre en œuvre, car anticonstitutionnelles ou interdites par l’UE. Ce qui montre bien à quel point ils se foutent des lois et des règlementations ! Ça promet…

    Allez, je retourne à ton article :

    « Autrement dit, tout entreprendre pour que le RN n’obtienne pas une majorité absolue à l’Assemblée et pour le neutraliser politiquement, c’est viser à empêcher plus de dix millions et demi d’électeurs de faire entendre leur voix, à savoir leurs souffrances et leurs revendications, c’est réduire au silence dix millions et demi d’électeurs – quelque chose comme : « Fermez vos gueules ! Les raisons pour lesquelles vous vous êtes tournés vers le RN, on n’en a rien à foutre, vous pouvez crever ! » La violence même ! Est-ce tolérable ? »

    La France, c’est environ 50 millions d’électeurs. 10,5 millions c’est un peu plus d’un cinquième. D’accord ce n’est pas négligeable et leur voix compte. Mais et il y a un mais de bonne taille, si l’on peut comprendre les raisons de leur choix, et le regretter, ce n’est pas pour autant qu’on les insulte et qu’on leur enjoint de crever. Là, je trouve que c’est toi qui interprètes. Comment ça se passe pour les autres élections ? Chaque parti dit exactement de ses adversaires ce qui se dit actuellement pour le RN. rien de bien nouveau… Macron gouverne depuis son premier mandat avec une approbation d’environ 25% (au mieux) des électeurs derrière lui et crache sur les 75% restant. Le système est ainsi.
    Et pour en revenir aux raisons du vote RN, plusieurs facteurs en éclairent la raison. Les plus évidents, le rejet de Macron et de sa politique. Deuxièmement, le rejet d’une « gauche » bricolo, avec un apprenti tyran (Mélenchon, pour ne pas le citer) qui la ramène à longueur de temps (et surtout, qui ramène tout à lui). Troisièmement, une quasi totalité de la presse et des médias tenus par des milliardaires de droite et d’extrême droite : Bolloré, Krétinsky, Arnaud, Bouygues, etc… Et même sur France Inter, que tu sembles cataloguer à gauche, seules quelques émissions penchent encore un peu de ce côté. Leurs journalistes ont depuis longtemps choisi un autre camp. Il y a un livre de Reich, entre autres, intitulé « psychologie de masse du fascisme » dont la lecture est assez éclairante à ce propos. Quand tu es constamment bombardé par des infos tronquées, déformées ou carrément mensongères, rien d’étonnant à ne plus t’y retrouver et à considérer le RN comme un parti comme les autres. D’autant qu’une partie des critiques formulées par le RN sont justifiées. Le problème, ce sont les solutions préconisées, quand il y en a.

    « Sous « Vous ne pouvez pas voter ainsi » il faut entendre : « Ce serait une honte ! » Clairement, l’interdit, loin d’être politique, est moral, c’est-à-dire qu’il relève entièrement du Religieux. »

    Là encore, je considère que tu interprètes. Ce n’est pas considéré comme une honte, ce vote, c’est (voir déjà ci-dessus) considéré comme la conséquence de plusieurs années d’éducation à la ramasse, de politique anti sociale, de bourrage de crâne par les médias et de déception de la « gauche », (merci Hollande) et de rejet (compréhensible) de LFI (merci Mélenchon) entre autres. Pour faire simple, une partie des électeurs du RN sont des purs et durs d’un fascisme assumé, mais la plus grande partie correspond selon moi à des personnes écoeurées des politiques actuelles qui se disent que, peut-être…, et/ou des personnes embarquées par une propagande trompeuse.

    Bon, pour la suite, je n’ai ni envie ni le courage de développer. J’y trouve des éléments assez justes et d’autres moins évidents, parce que reposant sur des présupposés de ta part dont rien n’indique qu’ils soient justifiés.

    Pour conclure, je reste convaincu qu’il faut faire barrage au RN, parce qu’il représente un danger réel et non négligeable pour le peu de démocratie qui nous reste et qu’il n’est pas possible de le considérer comme les autres partis. Et ce n’est pas un point de vue moral (qui fonde ta réflexion), mais un point de vue politique, et surtout un point de vue pratico-pratique et bêtement concret. Je n’ai pas envie de devoir vivre caché et silencieux ces prochaines années. Pour insister, quand à toi, tu devras vraisemblablement mettre une sourdine à tes articles. N’oublions pas d’où vient le RN et quelles sont ses pratiques habituelles.

    Comme dit Eugénie Mérieau, de manière provocatrice mais très fine :

    1) La dictature peut être électorale et multipartite.

    « aujourd’hui, l’immense majorité des dictatures y compris militaires se soumet régulièrement à des élections multipartites. »

    2) La dictature peut se fonder constitutionnellement plutôt que militairement.

    « la technique traditionnelle du coup d’État militaire au service de la conquête du pouvoir semble aujourd’hui dépassée. À ce « déclin du coup d’État militaire » se substitue désormais le coup d’État constitutionnel ou judiciaire : le droit devient l’outil privilégié des régimes autoritaires. »

    3) La dictature n’est inconciliable avec aucune des propriétés du « développement ».

    « L’économiste Milton Friedman l’a finalement reconnu avec peine dans les années 1990 « il est possible de combiner un système économique d’économie de marché avec un système politique dictatorial ». De la même manière, il est possible de concilier dictature et État de droit, dictature et prospérité, dictature et pacifisme international, dictature et rationalité. Comme cet ouvrage l’a esquissé, la dictature peut être tout ceci à la fois. Elle est parfaitement compatible avec l’ouverture économique et la mondialisation, avec les élections multipartites et la justice constitutionnelle, avec la paix mondiale et l’excellence scientifique. »

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