GAUCHE ET GAUCHE
Il faut partir de ce constat des plus troublants : certains se revendiquent de gauche ; d’autres se revendiquent de gauche ; or non seulement les premiers ne sont pas d’accord avec les seconds mais il s’en trouve beaucoup parmi les premiers pour traiter les seconds de « réac », de « fascistes », de « pétainistes » quand ce n’est pas de « nazis », à savoir pour les renvoyer au plus profond et au plus infâme de « l’extrême-droite », pendant que les seconds voient leurs protestations aggraver leur cas et leurs plaidoyers (pro-domo) taxés de produits navrants de la pire des manipulations.
Comme il ne peut être question, dans le cadre de l’AO, de décréter qui a tort et qui a raison, qui doit triompher et qui doit s’affaisser, qui doit être le Dominant et qui le Dominé, il ne lui reste – et c’est heureux ! – que de procéder à une démonstration au moyen des concepts qu’elle a mis au point et qui constituent son outil – lequel, comme tous les outils, est forcément imparfait et appelle par définition d’autres approches et d’autres conceptions.
I. BESOINS ET DÉSIR.
Le passage par Rousseau a permis à l’AO d’affiner son concept central de « Désir », et d’en enrichir considérablement le contenu comme la portée.
Rousseau donc oppose ce qu’il appelle « les désirs » aux besoins : il désigne dans ces derniers les besoins vitaux, qui sont en tout petit nombre, constituant une liste close (manger, boire, dormir, sécurité, sexualité – et liberté), et il les oppose aux désirs, innombrables parce qu’en fait il les confond avec leurs objets, désir de la femme du voisin, de sa belle maison, de sa réussite, de ses relations, de son prestige, de son intelligence même ou de son charme, etc. L’AO reconnaît dans les besoins rousseauistes ceux qu’elle réfère à ce qu’elle appelle « la Loi », à savoir l’ordre des choses, l’ordre du monde, à quoi en effet non seulement le monde ne se soustrait jamais (sauf miracle, ce qui reste à observer) mais à quoi chacun ne saurait se dérober sans s’exposer à ne pas survivre au-delà du temps d’une apnée ; de même, l’AO reconnaît dans les désirs rousseauistes ce qu’elle appelle « le Désir », dont les objets sont en effet en nombre illimité mais qui en fait peuvent se regrouper très facilement en Désir d’être le plus riche, le plus fort ou le plus beau, c’est-à-dire en Désir d’Avoir, de Pouvoir ou de gloire. Rousseau voit dans le fait de ne pas sortir du cadre des besoins le principe de la “vertu” et dans le fait de céder aux désirs l’entrée inéluctable dans l’empire du mal (puisqu’en effet c’est sombrer dans le monde des Rivalités sans fins et des Haines inexpiables, donc des guerres, des massacres, etc.) L’AO ne peut qu’adhérer à cette vision. Effectivement, s’en tenir aux besoins, puisque c’est forcément adopter, par l’exercice de la Volonté, le comportement qu’elle appelle « Ascèse », à savoir renoncer aux trois objets du Désir, Avoir, Pouvoir et gloire, c’est renoncer à tout ce qui va contre la Loi ou constitue la violence, pour ne s’en tenir qu’à ce qui va dans le sens de la Loi, à savoir ce qui respecte et favorise l’Être de chacun (humanisme) et l’existence de tout (écologie), attitude que faute de mieux il faut appeler « l’amour » (c’est-à-dire sans les connotations chrétiennes qui en ont fait un terme relevant de l’angélisme le plus sirupeux et le plus niais).
Ceci posé, par où arriver au concept de « gauche » ?
II. RÉPUBLIQUE ET SYSTÈME.
Il ressort donc de ce qui précède qu’opposer besoins et désirs selon Rousseau, c’est opposer Volonté et Désir selon l’AO. À ce stade, la démonstration se cantonne dans l’individuel, donc dans ce que l’AO nomme l’ontologie ; mais l’animal humain étant social par essence, il faut passer au collectif, autrement dit dans ce que l’AO désigne comme son anthropologie – le rapport qui s’établit entre les deux étant bien sûr étroitement dialectique.
En l’occurrence, qui ne sort pas du domaine des besoins et s’en tient, de toute sa Volonté, à l’Ascèse, tend à édifier une communauté dans laquelle, tous les individus ayant évidemment les mêmes besoins, sont parfaitement égaux et ne peuvent que travailler de concert à élaborer et à édicter des lois qui vont dans le sens de l’intérêt de tous et de chacun, ce que Rousseau appelle « intérêt général » : cette communauté, celle d’individus qui se donnent des lois eux-mêmes pour eux-mêmes, c’est la République. En revanche, qui sort des besoins et ne cède plus qu’à son Désir – (“avoir l’illusion d’) “être” plus qu’Autrui, en Avoir, en Pouvoir ou en gloire – ne peut que chercher à édifier une communauté au sein de laquelle il va s’employer à imposer à Autrui son seul Désir, ce que Rousseau appelle son « intérêt particulier » : cette communauté, celle d’individus dont chacun se désire le Dominant imposant son arbitraire à tous les autres sous forme d’Injonctions, c’est le Système.
La République, puisqu’elle est le souci – un souci partagé par tous sous forme d’un Contrat social auquel chacun adhère de toute sa Volonté – souci fondamental de ce que les grecs appelaient la polis, relève intégralement du Politique. Le Système, puisqu’il donne forme à l’obsession d’un seul de s’accaparer et de conserver les objets de son Désir, c’est-à-dire d’un individu qui se prend pour un dieu, relève intégralement du Religieux. La République, c’est l’Autorité, celle des lois décidées par tous au bénéfice de tous ; le Système, c’est le Pouvoir, celui d’un(e) seul(e) imposé à tous les autres pour son unique bénéfice – si bien que l’Autorité travaille toujours à sa propre caducité alors que le Pouvoir ne s’acharne jamais qu’à sa propre pérennité.
Il se trouve que, sur le plan historique, le Système non seulement précède la République mais que le premier continue de prospérer partout tandis que la seconde n’a jamais trouvé à se réaliser totalement. La Démocratie athénienne et la République romaine n’en ont été que des approximations, qui indiquent une direction mais ne représentent nullement un aboutissement, aboutissement auquel ne parviennent pas davantage les Républiques modernes, en dépit de l’avancée politique décisive de 1789 et à cause de la régression religieuse meurtrière de 1793. Depuis lors, pour ne s’en tenir qu’à ce seul pays européen qu’est la France (du moins tant que l’Europe anti-Nations de Maastricht ne nous en a pas irréversiblement spoliés), la situation est celle d’un panaché entre le Pouvoir et l’Autorité, ces deux tendances, à bien des égards antinomiques, se réalisant sous la forme de la « droite » et de la « gauche ».
Or il se trouve, et c’est toute la nouveauté de notre époque, que c’est à l’intérieur de la gauche que s’observent des phénomènes qui traversent, bouleversent voire déchirent la société française – jusqu’à ce que se constituent deux gauches.
De quoi s’agit-il ?
III. LA GAUCHE ET LA BASCULE.
Dans le cadre de l’AO, les choses apparaissent fort claires, aussi contestable peut-être que cette vision puisse sembler si les choses sont considérées d’un autre point de vue.
Tout tient à un événement politique majeur, et à l’apparition d’une nouvelle figure dans le paysage socio-politique.
L’événement politique doit être rattaché à François Mitterand. Toutefois, il ne s’agit pas de son élection en 1981, laquelle a soulevé l’espoir sinon donné l’illusion que la droite de Pouvoir avait enfin cédé la place à la gauche d’Autorité, c’est-à-dire qu’enfin les besoins des Français allaient se trouver au centre de toute l’action gouvernementale, et que la République accomplissait un progrès décisif en affirmant des valeurs et en prenant des décisions qui relevaient uniquement du Politique. Non, l’événement gravissime se situe moins de deux ans plus tard, en mars 1983 : c’est la bascule, le « tournant », celui de la rigueur. En effet, à cet instant, Mitterand renonce à tout ce qui faisait et promettait encore le Politique français pour s’incliner et même se coucher devant ce qui fait tout le Religieux de l’Europe, en fait pour se rallier à la doctrine dite « libérale », en réalité néo-libérale ou ultra-libérale, celle qui, faisant fi de la République ou des Républiques en général, (r)établit un Système dont le Dominant tout puissant est le fric, le dieu Avoir – dieu dont les Tatcher outre-Manche et les Reagan outre-Atlantique ont été les desservants zélés et impitoyables, et dont la doctrine peut se résumer par un dogme-Injonction : « Tu rapportes du fric ou tu crèves », formule à laquelle la dame de fer mettait un point final avec « TINA ». Si Mitterand avait été de gauche, il se serait opposé à cette doctrine, il aurait dit non à l’Europe alors en construction, cette Europe qui manifestait clairement son intention de s’aligner sur la position américano-britannique. Seulement Mitterand était de droite, et même encore plus de droite qu’on voulait bien le savoir à l’époque mais tel qu’on allait le redécouvrir dans les années suivantes, aussi bien par la révélation de son passé vichyste que par l’affirmation de ses positions de plus en plus pro-européennes.
Or cette réorientation ultra-religieuse de la France absorbée de plus en plus par l’Europe a promu un nouveau personnage : LA VICTIME.
IV. LA VICTIME ET LA NÉO-GAUCHE.
La victime ? D’abord, le colonisé, celui qui appartient aux communautés qui, historiquement, ont été, sur leurs propres terres un peu partout dans le monde, exploitées économiquement et asservies culturellement par la France durant des siècles. Ensuite, le racisé, le racialisé, l’ostracisé dans la société française à cause de sa couleur ou de son origine, de sa religion ou de sa culture. Loin qu’il faille une seconde nier la politique coloniale et même colonialiste de la France depuis le fameux « Code noir », il est permis d’être nettement plus sceptique à l’endroit de la discrimination systématique dont feraient l’objet en France les descendants des colonisés et les membres de toutes les communautés qui ne sont pas « de souche » – et cela en dépit même des incidents parfois dramatiques qui ont servi à étayer la thèse ou plutôt à échafauder la fable. Mais le problème qui nous occupe n’est pas là : il réside dans le fait qu’en ce qui concerne ce qui naguère encore était la gauche, cette victime, cette victime à la fois accablée et vindicative, tonitruante et revendicative, spectaculaire et accusatrice, a fait sortir le prolétaire par la petite porte de la cause sociale historique et périmée afin de faire elle-même son entrée par la grande porte et même par le porche monumental de l’humanitarisme messianique et apitoyé – la néo-gauche criant à toutes les (soi-disant) victimes : « Heureusement qu’on est là ! Heureusement que vous nous avez ! » Et cela fait du monde qui peut se réjouir : étant bien clair que la victime est un Dominé qui subit au présent ou a subi au passé un Dominant qu’il faut identifier à l’homme blanc hétérosexuel et cossu, ce Dominé se recrute parmi les noirs et les maghrébins, les musulmans et les arabes, mais aussi dorénavant, grâce à l’apport woke, les femmes, les homosexuels, les transgenre, les queers et autres non binaires, bref tous les LGBTQ++++…
Que s’est-il passé ?
Puisque ces victimes réclament ce qu’elles appellent la justice et qui est en fait leur vengeance, la gauche – appuyée par toute une caste d’intellectuels sinon de haut vol du moins de haut rang – a cessé totalement de se faire le champion des besoins des déshérités effectifs pour se mettre au service du Désir des héritiers abusifs. La gauche qui, autrefois, combattait la Verticale des Dominants en Avoir et en Pouvoir pour instaurer l’Horizontale de l’Autorité républicaine par l’égalité des citoyens, n’en est plus maintenant qu’à conserver la Verticale mais en la retournant, c’est-à-dire à aider les pseudo-Dominés à devenir eux-mêmes des Dominants. La gauche sociale et de justice est devenue la gauche sociétale des revanchards ; la gauche qui autrefois combattait le Système national au profit de la République, s’emploie dorénavant à promouvoir le Système individuel au détriment de la République ; la gauche qui autrefois travaillait à faire tomber les idoles Avoir et Pouvoir pour promouvoir l’Individu dans le cadre de l’intérêt général, ne s’attache plus désormais qu’à inciter l’individu à se conduire comme un petit dieu centré sur son seul intérêt particulier. Bref, la gauche du Politique et de la laïcité est devenue la gauche du Religieux et des religions (islamisme et wokisme).
Il ne faut pas s’y tromper : bien que cette néo-gauche se dise « progressiste », le recul est gravissime sur le plan collectif et la perte immense sur le plan individuel – le grand bond en arrière ! Autrement dit cette anthropologie rétrograde induit une ontologie régressive. En effet, à la République indivisible grâce à ses lois valant de la même façon pour tous les citoyens unis dans la Volonté d’adhésion au Contrat social, la néo-gauche substitue le communautarisme ou la juxtaposition de clans dans lesquels se replient les Comparses qui font de leur Désir des Injonctions et qui n’obéissent qu’à des Injonctions selon leur seul Désir. La dignité de l’Individu se trouve détrônée par la majesté de la victime ; la Souveraineté du citoyen se trouve éclipsée par la tyrannie du Comparse ; la collaboration des Différences individuelles se trouve annulée par la Rivalité des Distances individualistes.
C’est en quoi s’est brouillée la traditionnelle opposition droite/gauche : la néo-gauche, bien qu’en revenant au Pouvoir si cher à la droite, ne la rejoint nullement puisque là où celle-ci s’en tenait au Pouvoir d’un seul, elle favorise le Pouvoir de chacun. Mais c’est par où cette néo-gauche, bien qu’elle s’en défende jusqu’à l’hystérie, se trouve en plein accord avec la Macronie, laquelle, prétendant dépasser le clivage droite/gauche, ne fait jamais, dans le cadre de l’Europe des « Droits de l’Homme et de l’individu », que promouvoir la toute-puissance du Désir de chacun à faire valoir son intérêt particulier dans le mépris total de l’intérêt général.
Quoi qu’il en soit, à qui se veut authentiquement humaniste et progressiste, il reste à choisir entre la gauche vieille école et la gauche à la mode, ce qui revient à choisir entre la gauche de la Volonté qui appelle aux devoirs et la gauche du Désir qui accorde tous les droits, c’est-à-dire entre la gauche qui insulte l’autre par mauvaise conscience et celle qui ne trouve plus pour se faire entendre que des voix condamnées d’avance et disqualifiées d’emblée.