LA FRANCE ET LE SOUPÇON
On m’a dit récemment : « Quand tu parles de la France, ou quand tu dis “la France”, ça me gêne. » Gêne ? Sans doute faut-il détecter là un gros euphémisme. En quoi ?
Le paysage politico-médiatico-intellectuel qui est le nôtre est dominé par ce qui apparaît dans le cadre de l’AO comme une pseudo-gauche, et dominé à ce point que même le personnel de droite parle son langage ou adopte ses postures (cf. G. Darmanin avec « Kevin et Matthéo »…) Pour cette “gauche”, être de droite est une erreur, être d’extrême-droite est une honte – délit d’opinion oblige ! Autrement dit, c’est non pas même la morale mais le moralisme de “gauche” qui, avec ses Injonctions, décide du bien et du mal, décerne les brevets de vertu et d’infamie, pratique sa censure et lance ses anathèmes (voir le très spécieux « cordon sanitaire »). Dans ce contexte, dire « la France » c’est se trouver en butte à un soupçon qui est la manifestation première et minimum de ce qui sévit de pire aujourd’hui en matière de terrorisme intellectuel : l’accusation d’appartenir à l’extrême-droite, de pencher ou même simplement de regarder vers l’extrême-droite. Bref, dans l’expression « la France », d’aucuns entendent immédiatement un relent de nationalisme, voire un remugle de pétainisme.
Qu’en est-il de ce soupçon ?
I. SOUVERAINISME ET SOUVERAINETÉ.
L’AO définit la Souveraineté négativement comme le fait, pour l’individu, de n’être ni Dominé ni Dominant, c’est-à-dire de n’être ni soumis au Désir de Pouvoir de quiconque ni aliéné au sien propre, et positivement comme la possibilité pour chacun de rester maître, en toutes circonstances, de ses choix comme de ses décisions et de n’avoir à en répondre que devant sa propre conscience – Souveraineté étant synonyme de “responsabilité”. La Souveraineté est donc la traduction individuelle du Politique en ce qu’elle constitue la substance spirituelle du citoyen, l’Individu membre de la République qui, ayant dépassé son propre Désir ou pratiquant l’Ascèse, adhère au contrat social et se voue, de toute sa Volonté, au bien commun, c’est-à-dire à la satisfaction des besoins vitaux de tous (au nombre desquels la sécurité) et au besoin ontologique fondamental de chacun qu’est la liberté (synonyme pour Rousseau de dignité). Tout s’accorde à cette évidence que travailler à l’intérêt général, c’est du même coup œuvrer à son propre intérêt : charité bien ordonnée commence par soi-même en passant par Autrui.
La Souveraineté, notion individuelle, trouve son équivalent sur le plan collectif avec le Souverainisme. Une Nation est un peuple qui, au cours de son cheminement historique, s’est donné une constitution par laquelle il s’institue en République, c’est-à-dire une communauté politique au sein de laquelle chaque citoyen, en toute Souveraineté, participe à l’élaboration des lois qui assurent les droits et consignent les devoirs de chacun pour le bénéfice de tous. Une Nation est donc est un peuple avec une histoire ou une mémoire, lesquelles lui confèrent une identité civilisationnelle, c’est-à-dire, au milieu de toutes les autres Nations, une Différence. Le Souverainisme consiste donc pour un peuple national à prendre, par lui-même et pour lui-même, toutes les mesures qui lui permettent d’affirmer sa Différence afin de participer au concert des Nations.
Il faut alors bien voir que le Souverainisme, posant que c’est le peuple qui décide par lui-même pour lui-même – ce qui s’appelle aussi démocratie ou souveraineté populaire – implique que ce peuple est composé uniquement de citoyens qui, parfaitement libres, sont tous membres actifs de l’Autorité, ou gouvernement par les lois. Les régimes dits d’extrême-droite, bien loin de relever de l’Autorité, ressortissent au Pouvoir, ou gouvernement par les Injonctions. C’est d’un côté la République avec ses citoyens, de l’autre le Système avec ses Dominés. Là où, au sein de la première, les citoyens sont leurs propres maîtres de par la rationalité des lois qu’a élaborées leur Volonté ou la volonté générale, à l’intérieur du second les Dominés sont aliénés au(x) Dominant(s) de par l’arbitraire des Injonctions sécrétées par le Désir de ce(s) dernier(s). Ainsi, ‘Souverainisme’ étant synonyme d’Autorité, l’assimiler à l’extrême-droite ou au Pouvoir est, plus qu’une contradiction dans les termes, une parfaite absurdité. Il faut ajouter que le Souverainisme implique, avec le respect par chaque citoyen de sa propre Nation, le respect de toutes les autres ; autrement dit, il est totalement dénué de tout Désir régressif du genre pétainisme, comme de tout Désir agressif du genre impérialisme.
Dès lors, quand je dis « la France » en revendiquant sa « souveraineté » ou en me posant comme souverainiste, le soupçon de sympathie pour l’extrême-droite apparaît dénué de tout fondement. Sans doute peut-on préciser pour conclure sur ce point que l’éviction de Michel Onfray par France-Culture pour cause de Souverainisme a été non seulement une iniquité, puisque censure pour délit d’opinion, mais une totale aberration intellectuelle. Une fois de plus, dans cette censure, le magistère moral de la pseudo-gauche a joué à plein.
Cependant, disant « la France », je ne me réfère pas seulement à un régime politique : je convoque également une culture ou un phénomène civilisationnel unique – une Différence – qui se manifeste en particulier dans une langue.
II. LA LANGUE.
De même qu’un clan se reconnaît dans et à son idiome, une tribu dans et à son dialecte et une peuplade dans et à son patois, une Nation se reconnaît dans et à sa langue. Une langue est une mémoire puisque véhicule de l’Histoire, celle de la Nation qui l’a formée et qu’elle a formée, la Nation sécrétant sa langue et cette langue ciselant la Nation selon cette longue dialectique qui constitue la vie même de cette Nation au long des siècles. De même que dans l’orthographe des mots se lisent toutes les étapes par lesquelles elle a passé et les emprunts par lesquels elle s’est enrichie, dans la langue s’entend l’esprit de la Nation ou se perçoivent la teneur et la consistance spirituelles qu’elle s’est acquise pour devenir ce qu’elle est ou affirmer sa Différence. Or ce qui résonne dans le paysage politico-médiatico-intellectuel actuel, ou plutôt ce qui le sature, bien loin d’être ce qui devrait s’appeler du Français, est devenu un objet linguistique des plus étranges, étant toujours davantage un jargon, un sabir, un baragouin dans lequel se mêlent, outre les anglicismes à outrance, le globish, le volapük et autres globi-boulga. Autrement dit, on nous sert un discours qui noie, perd, ment, mais de surcroît, et ce n’est pas étonnant, on le fait au moyen d’une langue de plus en plus déglinguée.
Si la langue écrite dans les journaux et revues n’est pas (encore) trop détériorée, celle qui est parlée à la radio et sur les plateaux de télévision, par les journalistes, le personnel politique et même les enseignants des grandes écoles voire du Collège de France, est devenue une catastrophe. Quelques exemples :
• on ne dit plus « Qu’en pensez-vous ? » mais « Vous en pensez quoi ? », plus « Où va-t-on ? » mais « On va où ? », plus « Comment faut-il procéder ? » mais « Il faut procéder comment ? », plus « Quand l’événement doit-il avoir lieu ? » mais « Ça se passe quand ? » On arrive au cocasse avec, au lieu de « Qu’est-ce que tu crois ? », le savoureux « Tu crois quoi ? » dont on se demande si ça croasse ou si ça coasse. Ce langage de la rue déteint même sur la langue écrite de la télévision ; j’ai vu récemment un bandeau affiché pendant un débat : « C’est quoi le droit du sol ? »
• on néglige maintenant, ou, plus grave, on ne sait plus accorder le pronom relatif composé ; on entend couramment : « Les problèmes dans lequel nous nous débattons » ou « Les situations sur lequel nous réfléchissons », « lequel » étant devenu une sorte de joker inadaptable et pétrifié ; on entend aussi, tellement souvent, le très étrange « Ça, c’est quelque chose auquel il faut prendre garde ».
• l’interrogative indirecte est devenue un sommet hors d’atteinte ; on ne dit plus « Il faut se demander ce qui pêche dans cette décision » mais « Il faut se demander qu’est-ce qui pêche dans cette décision » ; et tout peut dégénérer davantage encore sur cette voie : « Il faudrait savoir c’est quoi leur intention » et même, record pour l’instant inégalé, « Il faut s’interroger sur c’est quoi les valeurs de la République ».
• quasiment plus personne aujourd’hui ne sait dire « Il faut analyser la situation » ; on entend : « Il faut pouvoir analyser la situation ». Assez grave déjà ce petit changement parce que les deux expressions ne veulent pas dire la même chose ; mais inquiétant également parce que, sur cette voie, c’est l’inflation : on passe à « Il faut que ça permette de pouvoir analyser la situation » et même à (je l’ai entendu une fois) « Pour que ça puisse permettre de pouvoir analyser la situation ». Inquiétant parce qu’on a l’impression que les locuteurs ne peuvent plus se passer de cette béquille syntaxique, c’est-à-dire qu’ils parlent comme des infirmes qui ne disposent plus que d’une langue claudicante.
Et je ne parle même pas des gros cuirs comme « Ce n’est pas de ça dont nous parlons » ni des horreurs comme « moins pire ». À quoi il faut ajouter que les journalistes aujourd’hui ne savent plus faire les liaisons les plus simples : on entend « Le premié’ ouvrier » ou « Un importan’ événement » mais aussi « Les mille z’affaires en cours ».
Bref, la langue naufrage. Et ce naufrage apparaît d’autant plus effarant et grave que d’une part c’est notre instrument pour penser, instrument que pourrissent ceux qui détiennent et même confisquent la parole, et que d’autre part se trouvent gratifiés du beau titre de « littérature » par exemple les romans de Michel Houellebecq, dont pourtant – tout contenu mis à part – le style est une ignominie !
Quand donc je dis « La France », je me réfère aussi à la langue française telle que l’ont forgée les grands auteurs, artistes et penseurs, qui sont la littérature française. Qu’est-ce qui, en la matière, pourrait bien donner prise au soupçon ? Disant « La France », je lance même ce qui est presque une supplique, celle d’en revenir à la langue de Molière : est-ce que cet appel à retourner s’abreuver à cette source est réactionnaire ? Verdi disait « Ritorniamo a l’antico, è sarà un progresso ». Chacun appréciera.
Le problème de la langue ne peut qu’amener à ce qui est certainement le plus délicat dans l’affaire : l’identité.
III. L’IDENTITÉ.
En 2007, lors de sa campagne pour les élections présidentielles, Nicolas Sarkozy lance une bombe : « L’identité nationale n’est pas un gros mot. Chacun peut apporter à la France ce qu’il est. Mais il y a des valeurs avec lesquelles nous ne transigerons jamais : la laïcité, la République, la démocratie, l’égalité homme-femme. » La formule ‘identité nationale’ lui aurait été inspirée par le très « droitier » Patrick Buisson, et c’est suffisant, sans aucune considération pour le contenu de la déclaration dans son entier, pour que le candidat suscite un tollé à gauche : le seul mot d’ ‘identité’ est dénoncé comme un marqueur de la droite et, accolé à ‘nationale’, comme un appel du pied répugnant à l’extrême-droite. Il est bien évident que la remarque liminaire en forme de litote “L’identité nationale n’est pas un gros mot” doit s’entendre comme un équivalent de l’euphémisme dont il est question au début de cet article. Que faut-il penser ?
Les présents articles ont, en leur temps, essayé de faire le point sur la politique de N. Sarkozy, si bien qu’il n’est pas difficile de se sentir à l’aise avec tout ce qui a émané de l’hyperprésident. En fait, on ne peut qu’adhérer à la position de Camus qui disait : « Si la vérité était à droite, je serais à droite ». En la matière, qu’en est-il ?
Quand Sarkozy dit que “Chacun peut apporter à la France ce qu’il est”, il énonce le principe même du Politique et en l’occurrence de la citoyenneté, si bien que, dans le cadre de l’AO, il ne peut être question de récuser cette proposition sous le seul prétexte qu’elle est émise par un homme de droite. Par ailleurs, quand se trouvent invoquées et revendiquées des “valeurs” comme “la laïcité, la République, la démocratie, l’égalité homme-femme”, si ces notions analysent l’expression ‘identité nationale’, on ne voit pas que la gauche ait aucune raison de s’en étrangler. Si donc elle crie, c’est soit qu’elle n’est pas la gauche, soit qu’elle entend dans l’expression incriminée autre chose que ce qu’elle dit. En fait, il se peut que les deux hypothèses doivent être envisagées conjointement.
Cette gauche sans cesse criarde et furibarde est celle qui ne se définit que par rapport à l’extrême-droite, qu’en établissant avec elle la plus radicale distance (« Nous n’avons rien à voir avec elle ») ou même la plus violente des Distances (« Il faudrait l’interdire »). Il s’agit de cette gauche qui fait de l’extrême-droite son épouvantail obsédé, son loup-garou obsessif, son croque-mitaine obsessionnel, sa bête noire compulsive, bref son bouc émissaire, lequel est identifié au « facho ». C’est une gauche dont il y a tout lieu de penser qu’elle n’existerait plus si l’extrême-droite venait à disparaître. Autrement dit, cette gauche, bien loin d’être celle qui n’a de conceptions et de modes d’action que relevant du Politique, n’ayant pour souci que l’intérêt général et en particulier la défense des plus défavorisés, s’est fourvoyée et enlisée dans l’accusation et l’inquisition qui n’ont de rapports qu’avec le Religieux. Il est évident que cette gauche a trouvé dans l’expression ‘identité nationale’ un nouveau chef d’inculpation parce que, rendue sourde et aveugle par son idéologie, elle s’ingénie à y entendre le nationalisme étriqué, agressif autant que régressif, de ceux pour qui la Nation n’est pas une Horizontale mais un Système, aucunement une terre nourricière mais un cocon protecteur, jamais un Être généreux mais un Avoir jaloux, ceux qui ne sont jamais dans la dialectique féconde « moi/Autrui » mais toujours dans l’opposition stérile « nous/eux », ceux qui ne conçoivent pas la Tentative mais ne font que céder à la Tentation, ceux qui ne pratiquent jamais l’ouverture vers l’Autre mais se crispent sur un verrouillage acharné dans le Même.
Le formidable paradoxe qui s’observe à l’endroit de cette gauche, c’est que ce Même qu’elle dénonce, et dont elle fantasme qu’il doit déboucher sur un autoritarisme raciste ou une dictature xénophobe, est le frère jumeau, le sosie, le clone de celui dans lequel elle-même s’est enferrée : il s’agit du Même injonctif et féroce qui prévalait dans les régimes totalitaires, lesquels réprimaient toute dissidence ou toute Différence. C’est ce Même qui trouve sa traduction démagogique parfaite dans la créolisation mélanchonienne. Au Même par exclusion/extermination de l’Autre pratiquée par l’extrême-droite répond le Même par absorption/liquéfaction de l’Autre préconisée par la pseudo-gauche. Or, quel que soit son mode d’action, le Même est toujours, par définition, dissolution de l’identité – en l’occurrence dissolution de l’identité individuelle par le Même d’extrême-droite, dissolution de l’identité individuelle et nationale par le Même d’extrême-gauche. Si le Même d’extrême-droite dissout l’individu dans une Nation dont l’identité est un Même centripète au lieu d’être une Différence centrifuge, le Même d’extrême-gauche est fusion de l’individu et de la Nation dans un tout sans frontières où s’abolissent toutes les identités, individuelles et collectives. Cette abolition universelle des identités est en fait la version que propose la pseudo-gauche de la « fin de l’histoire » (voir F. Fukuyama). Il est à noter à cet égard que la créolisation présentée comme « le grand remplacement à gauche » de Michel Onfray dénoncé comme une infamie par un journaliste de Blast (voir l’article « Censeurs et procureurs » ) se trouve validé par Mélanchon lui-même qui est passé de « C’est une foutaise d’extrême-droite » à « C’est en effet une réalité, celle de la France de demain » – ce qui revient à jeter l’identité de la France dans la poubelle de l’Histoire. Mais cette perte de l’identité, si elle aboutit pour la France à se trouver habitée par un peuple étranger ou indifférent à la civilisation française, n’est-ce pas la vouer à n’être plus qu’une province diluée ? Mais cette perte de l’identité, si elle aboutit pour l’individu à être comme tout le monde, ne serait-ce pas le vouer à n’être plus personne ? Dans ce cas, l’utopie de la gauche ne serait-elle pas la pire des dystopies ?
Il apparaît assez évident que le problème de l’identité se pose à deux niveaux : l’identité personnelle et l’identité nationale, et que se pose en même temps celui du rapport qui s’établit entre ces deux niveaux. Il se trouve qu’il faut aujourd’hui discerner deux phénomènes qui doivent être qualifiés d’ « anti-identitaires » : le wokisme, qui menace l’identité personnelle, et l’islamisme, qui menace l’identité nationale.
a) Le wokisme.
Le wokisme, loin d’être un concept flou et fourre-tout, est au contraire, bien que très divers et complexe dans ses manifestations, fort simple à saisir dans son principe, au moins par les concepts de l’AO : il est tout bonnement l’absolue latitude accordée au Désir. Le wokisme dit à l’individu : « De quoi as-tu envie ? Eh bien cette envie est ton droit et tous doivent y consentir sans restriction, toute limite étant scandaleuse et toute résistance criminelle. » Autrement dit, le wokisme transforme le Désir en droit et ce droit en Injonction. Bref, le wokisme, totalement anti-Politique, donne radicalement dans le Religieux en faisant de tout individu un petit dieu aux caprices duquel tout, dans la logique même de l’immédiateté spécifique du Désir, doit déférer dans l’instant. C’est dire qu’il précipite l’individu, le roule et le noie dans ce qui est peut-être le pire danger qui soit pour son identité, ce danger que les grecs appelaient “hubris”, et danger qu’illustre parfaitement le destin d’Icare et de Phaéton. C’est qu’en fait le wokisme, qui fonctionne sur ce slogan que reprend si souvent la publicité, à savoir « Soyez vous-même », ne peut que conférer à l’individu une identité totalement illusoire. En effet, qu’est-ce qu’une identité ? C’est une Différence. Or une Différence n’a de sens que dans la dialectique « Moi/Autrui ». Chaque Différence est irréductible à toute autre mais elle ne peut se saisir elle-même que face à toutes les autres : si je n’ai pas d’Autrui en face de moi qui soit différent de moi, comment puis-je saisir que je suis autre c’est-à-dire que je suis moi ou tout simplement que je suis ? Mais le wokisme, en vouant l’individu à son seul Désir, au lieu de le mettre en face d’Autrui, lui tend un miroir ; au lieu de lui proposer de regarder et d’apprendre à se connaître en connaissant Autrui, il lui enjoint de ne regarder que lui-même pour s’enivrer de sa propre image ; au lieu de le solliciter dans le sens du don et de l’abandon, il le rive dans la logique de la réclamation et du reproche ; au lieu de l’incliner à l’altruisme, il le voue au solipsisme, au nombrilisme et au narcissisme – et là encore, les grecs nous ont tout dit de ce danger avec le destin du héros Narcisse. Autrement dit, le wokisme, au lieu d’inviter l’individu à aller vers l’Autre, l’assigne à résidence dans son Même ; au lieu de lui ouvrir la voie inépuisable de la Différence, il l’incarcère dans ce qui ne peut être qu’un radical autisme. Bref, le wokisme dissout l’identité de l’individu dans son propre Désir – il n’est pas surprenant que son mot d’ordre soit « déconstruire ». Au total, le wokisme est anti-Politique d’une part parce qu’il détourne l’individu de tout souci de l’intérêt général pour le restreindre voire le rabougrir à son seul intérêt particulier, et d’autre part parce qu’il soustrait ou même arrache l’individu à la Transcendance vraie qu’est l’Autre, en l’occurrence l’Humanité, pour l’aliéner totalement à cette Transcendance fausse qu’est l’ego en majesté.
Sur le plan ontologique, le désastre est total.
b) L’Islamisme.
Un individu qui ne trouve pas son identité en lui-même ou qui ne saisit pas sa Différence dans son commerce avec Autrui, peut essayer d’en trouver une de substitution dans un Même en intégrant un groupe marqué par une forte identité collective : les Basques, les Corses, les écologistes, les antifas, ou une secte, les scientologues, les Témoins de Jéhovah, ou bien sûr encore une communauté religieuse, les chrétiens, les catholiques, les bouddhistes, etc. Il peut donc trouver ce qu’il croit être une identité ou un Être de substitution en s’identifiant totalement à l’Islam pour les musulmans ou en s’y convertissant pour les autres. Le problème avec cette religion est que, non contente d’incliner volontiers au fanatisme, elle affiche une vocation hégémonique et impérialiste : l’idéal suprême de l’Islam est de se répandre sur la planète entière pour « islamiser la modernité », c’est-à-dire de convertir tous les « infidèles » du monde. Autrement dit, l’islamisme tend à l’abolition des Nations au profit de l’instauration d’un Califat universel sous le régime de la Charia, ou bien à l’abolition universelle du Politique au profit de l’instauration d’un Religieux mondial sans concessions ni partage. Or changer de religion, c’est procéder à cette opération qui est peut-être la plus difficile et la plus improbable pour l’individu, à savoir changer de culture.
Certes, un individu peut, par Volonté ou par Désir, renoncer à sa propre culture pour en intégrer une autre, c’est-à-dire, afin d’édifier son identité ou de la refonder, changer d’Horizontale. En l’occurrence, pour un européen, il s’agit de rejeter l’Horizontale judéo-chrétienne pour se baser sur l’Horizontale musulmane. Il ne fait pas de doute que l’opération constitue une véritable et redoutable gageure puisqu’il s’agit de rien de moins que de changer de mémoire. Si même la chose est possible, elle doit être extraordinairement difficile et douloureuse, quelque exaltation dans le zèle que déploie le nouveau converti. Mais même en ne perdant pas de vue qu’il ne peut être question d’empêcher l’individu de la tenter, puisqu’il est impossible d’oublier ce principe que chacun dispose de soi, ne fût-ce que pour choisir le Système au lieu du Processus, ou de s’incarcérer au lieu de conquérir sa liberté, et sa geôle hermétique au lieu de l’Être promis ; et même en admettant que certains individus réussissent cette opération de ce qui apparaît donc comme un véritable changement de mémoire, il est bien évident que cette conversion ne saurait être imposée à un peuple entier . Du reste, le serait-elle, elle se révèlerait bien vite impossible, cette violence première infligée à une Nation ne pouvant que susciter une violence réactive sans limites à l’égard de ce Dominant religieux. Autrement dit, ce serait la guerre civile et, s’il faut en croire S. P. Huntington, une guerre terrible puisque, selon lui, les pires sont celles qui opposent les civilisations. À cet égard, il apparaît dans le cadre de l’AO parfaitement permis et totalement légitime d’être islamophobe – à condition toutefois de bien entendre le suffixe ‘phobe’ comme « peur » et non « haine », ce sens impropre permettant d’identifier l’islamo-gauchisme, c’est-à-dire la pseudo-gauche infiniment complaisante à l’égard non pas même de l’Islam mais de l’islamisme. Il faut d’ailleurs souligner à quel point il est stupéfiant que cette gauche pratique cette complaisance en se réclamant de son humanité et de sa bienveillance alors qu’elle agit exactement comme des troyens qui favoriseraient l’entrée du grand cheval de bois dans leurs murs, et qui même le cireraient, le festonneraient et l’encenseraient… N’est-il pas alors permis de ne pas pardonner à cette gauche non seulement d’avoir trahi la vraie mais de tenir un discours qui, en proclament le progressisme, appelle à un véritable suicide de la France ?
En fait, si même certains la renoncent volontairement, il est impossible d’arracher à un individu ou à un peuple ce qui est constitue le fondement de son identité ou de son Être, à savoir sa mémoire. La mémoire, si elle est une capacité, cette capacité n’est nullement statique, sauf à n’être plus que celle d’une civilisation morte ; cette capacité au contraire est vive, active, vivante, obéissant à un processus cumulatif, chaque citoyen étant un maillon de la longue chaîne mémorielle. Un individu ne peut édifier son Être ou construire son identité en dehors d’une culture ; il s’appuie sur cette Horizontale que constitue l’Histoire de sa Nation, il est habité sans même le savoir et soutenu sans même s’en douter par tout ce qui l’a précédé, c’est-à-dire par ceux qui l’ont édifiée – où se retrouve le rôle central joué par la langue. Autrement dit, il est sinon impensable du moins inenvisageable d’arracher un individu et encore moins un peuple à une Différence pour lui imposer d’en intégrer une autre. Ce serait quelque chose comme imposer à un félin d’arracher ses poils pour revêtir les écailles d’un poisson.
C’est pourquoi, outre le fait que la Différence Islam (intégralement religieuse) est rigoureusement incompatible avec la Différence Nation (très largement politique), donc avec, entre autres, la Différence France, il faut examiner s’il est illégitime de vouloir conserver, préserver cette Différence France.
L’AO accorde une place centrale à Autrui puisqu’en tant que représentant de l’humanité, Autrui apparaît comme l’incarnation même de la Transcendance vraie – l’Humanité – ce vers quoi doit tendre tout Processus dans sa collaboration avec tous les autres. Autrui est donc toujours une Différence en face de la mienne, l’Autre vivant, identifiable à des traits particuliers comme à une conscience unique. Mais si Autrui non seulement revendique d’appartenir à un Même mais prétend me forcer à m’y fondre, c’est-à-dire si, obéissant à des Injonctions, il désire ou il impose que je m’y soumette moi-même ; si, bafouant le Politique, il me somme d’embrasser sa religion et de m’inféoder à un Religieux réduit en l’occurrence à sa définition la plus radicale, à savoir l’obéissance voire la soumission, frappant d’interdit toute Souveraineté – alors cet individu attente à mon identité, à mon Être, et je ne peux que résister par tous les moyens à cette violence. Or, au nombre de ces moyens, figure en premier lieu le plus simple, le plus immédiat, le moins agressif et même le plus confiant, celui de dire « la France » – c’est-à-dire d’en appeler à retrouver la France souveraine sur son terroir le plus antique (ce que Claudel appelait la « substruction romaine »), la France identifiée à ce qu’il faut appeler la spiritualité française, c’est-à-dire la France de Villon et Montaigne, la France de Molière et de Pascal, la France de Voltaire, Rousseau et Diderot, la France de Chateaubriand et de Hugo, la France de Michelet et de Renan, la France de Péguy et de Jaurès, la France de Gide et de Bernanos, la France de Jean Moulin et du Général, mais aussi la France laïque, cette France qui sait que l’Histoire de France non seulement ne commence pas en 1789 mais se réduit encore moins à 1793 et à l’abomination robespierriste, parce que – et un Athée radical comme moi n’y a pas d’hésitation – elle sait que la France, dans une Europe aux racines chrétiennes, a pour sa part des racines catholiques et que la laïcité elle-même, ce chef-d’œuvre du Politique, sort de ce christianisme catholique. En fait et enfin, s’il est admis qu’une civilisation relève du Même alors que la culture est une tension vers l’Autre, c’est-à-dire qu’une civilisation est mortelle alors que la culture se transmet (ex. la culture grecque nous a transmis les images d’Icare et de Narcisse), quand je dis « la France », j’appelle à préserver la civilisation France afin qu’elle continue d’enrichir la culture qu’elle pourra transmettre au monde. Il reste à me démontrer que c’est là être réactionnaire.
Dès lors, je le demande : eu égard à tout ce qui vient d’être développé, quand je dis « La France », est-ce que le moindre soupçon reste fondé en droit ou en morale ?
En droit certainement pas parce que « La France » ainsi conçue est une opinion, et que le délit d’opinion, concevable uniquement dans le Système (= hérésie, dissidence), ne peut en aucune façon être légitime dans le sein de la République, fût-ce sous la forme minimale du soupçon. Quant à l’éthique, ou à la simple honnêteté intellectuelle, il est extrêmement surprenant que « la France » soit rejetée par la “gauche” dans la catégorie péjorative de la « tradition », avec toutes les connotations rances ou compassées possibles, quand elle-même, précisément dans le but déclaré de « déconstruire » l’identité de la France, fait appel, pour justifier son immigrationnisme voire son immigrationite, à la « tradition d’accueil » de la France. En fait, dans la tradition, il faut entendre, avec l’image des racines, l’Horizontale d’origine, ce terroir qu’il faut dire inaliénable puisqu’il reste encore à prouver qu’il est possible de faire pousser un arbre en supprimant la terre.
Je tiens à souligner qu’il n’y a dans cette remarque aucune intention polémique. En effet, l’AO récuse la polémique au profit du débat, la première relevant de la Rivalité et le second de la (bonne) Volonté, la première de l’affrontement des idées et le second de leur confrontation, la première du Religieux et le second du Politique. C’est pourquoi, envisageant le problème de l’identité dans cette perspective, la déconstruction prônée par le wokisme ne peut pas être acceptée : Démythisation oui, déconstruction non. Non car effort là et Injonction ici, car Volonté là et Désir ici, car Politique là et Religieux ici. Nullement moins que la menace ontologique du wokisme contre l’individu (être ou ne pas être), ne peut être tolérée le menace existentielle contre la Nation (continuer d’exister ou non). Une identité, qu’elle soit individuelle et nationale, se construit, tandis que les Mythes se dissolvent. Or il apparaît dans le cadre de l’AO que l’individu créolisé comme l’individu wokisé, le premier sans teinte et le second sans sexe, sont des Mythes, des cache-violence : tous deux dissimulent l’attentat perpétré contre l’individu français et au-delà contre l’Humain – du reste en se conjuguant avec l’agression islamiste qui, quant à elle, avec les frères Musulmans notamment, se passe de Mythe au profit peut-être plus redoutablement efficace de l’entrisme (à cet égard, lire Gilles Kepel et Florence Bergeaud-Blackler). L’attentat contre l’individu s’opère sur le mode tonitruant avec le wokisme et à bas bruit contre la Nation avec l’islamisme, les deux étant cependant aussi dangereux l’un que l’autre sur le plan anthropologique.