MOI, L’APPROCHE
Dans le but d’expliquer, au moins en partie, comment j’en suis venu à élaborer l’AO, c’est-à-dire pour inscrire l’entreprise dans un cheminement personnel, je reproduis ici l’introduction de mon premier essai — L’ÊTRE ET L’AUTRE — l’ouvrage où j’ai rendu compte de la grande enquête qui m’a permis d’élaborer cet ensemble de concepts destinés à m’expliquer, non pas le monde, mais l’homme, et l’homme dans ce qu’il a d’absurde et d’incompréhensible, c’est-à-dire de pire. C’était en 1999 — la fin du siècle, du millénaire, quand je ne faisais que commencer.
L’ÊTRE ET L’AUTRE : INTRODUCTION
Émergence à soi par l’atroce
Un beau jour, je me suis découvert sur terre ; c’était dur. Et plus j’étais là, plus c’était lourd. Plus j’étais clair, plus c’était âpre. Et je ne savais pas, sinon que c’était terrible. C’était sans nom, c’était sans fin — jusqu’à vingt-cinq ans.
Et un autre jour, tout à coup, le mot, le nom : “souffrance”. C’était là, deux syllabes qui contenaient tout, ramassaient tout, expliquaient tout. Je souffrais. Ce que je vivais, depuis toujours, cela s’appelait “la souffrance”. L’unique axe tendu de tous mes jours, cette lame à blanc d’un bout à l’autre, cette atrocité coite de toute mon histoire et de toute ma surface, c’était cela : la souffrance. Je m’avisais tout à coup que j’avais toujours souffert, que je n’avais fait que souffrir, que j’étais tout souffrance, le combustible intégral de cette dévoration sans répit.
Au vrai, le monde avait commencé par ma souffrance. C’est parce que j’avais mal que j’avais eu la sensation d’être. La douleur m’avait mis au monde, la douleur m’avait certifié le monde. La souffrance m’avait éveillé : ma conscience en sortait toute.
D’abord, j’ai repris souffle. Cela avait un nom, c’était une chose, un objet, que je pouvais, le temps d’une pause, mettre à distance. Jusque-là, c’était le monde ; à partir de là, c’était en moi. Ce n’était plus la couleur et la teneur innommables du monde : c’était le contenu nommable et nommé de ma viande ; non plus le poids immergé des jours, mais la visée exacte d’un tisonnier qui me fouraillait le foie. Ç’avait cessé d’être ma noyade pour devenir ma dose : je pouvais respirer entre deux pintes.
L’atrocité ubiquiste
Respirant, j’ai entendu. J’ai entendu le monde autour de moi, l’immensité du monde, l’ajout à l’infini de ses échos, et, dans cette sonorité, ce que je détectais, c’était la rétention ou les affleurements d’un cri, d’un hurlement universel : la souffrance. Je me suis avisé, dans et dès ma première rémission, que le monde, à perte de vue, à perte d’histoire, n’était, lui aussi, que souffrance. Le gamin battu, la gamine violée, la femme battue et violée ; le prisonnier politique, le fidèle accusé, le juste humilié ; le civil massacré, le vieillard déporté, le réfugié refusé : tout le monde, depuis toujours — ou tant et tant et chacun d’eux était de trop — tout le monde souffrait, souffrait, souffrait encore, souffrait à longueur de vie, à perte d’être. Voilà que la souffrance était la chose la mieux partagée du monde. Une seule respiration de la mienne et la souffrance de tous suffoquait la planète.
Alors, voilà que ça ne pouvait pas durer. Du temps que je ne savais pas le nom, je ne demandais rien ; dès que j’ai su le vocable, j’ai voulu que ça cesse. Et cette aspiration en moi, cette grâce que je voulais m’accorder, et à tous, qui était une volonté, a débouché tout droit sur un mouvement neuf : Pourquoi ? La souffrance, mienne et toute, m’interrogeait : pourquoi ? Pourquoi la souffrance ? Pourquoi tant de souffrances ? Pourquoi souffrir ? Pourquoi et d’où vient ?
Et je m’étonnais, m’estomaquais qu’au milieu de tant de souffrance, si peu la voient et encore moins la questionnent. Mais en moi, le mouvement était amorcé, le branle premier : pourquoi ?
Pourquoi ? J’ai voulu comprendre la souffrance. J’ai voulu savoir son origine, son itinéraire et ses mues ; j’ai voulu saisir sa raison, ses dérobades et ses crues. Et j’ai voulu savoir si elle était nécessaire ou obligatoire, fatale ou fortuite, si on en pouvait saisir la source et enfin la tarir.
Dès que la souffrance eut un nom, son pourquoi fut ma quête, mon graal sans liturgie ni décor.
Les deux souffrances et la quête
Ce fut d’abord une quête en moi, obscure et rétive, comme s’extraire soi-même une flèche du flanc. Puis ce fut une quête en mots, en chapitres, en strophes et en actes, avec les errements esthétiques. Enfin, la quête déboucha sur l’enquête, dans l’humain écrit et observable : voilà ici le bilan. Une quête de trente ans englobant l’enquête de quinze — et pour quelle conquête, lisible ici dans ces pages ?
La souffrance… Je me suis avisé qu’il en est deux : une qui est certaine ; l’autre qui est inutile. La première est de l’Être, la seconde de son illusion. Face à la première, notre courage ; face à l’autre, l’indignation. Soulager mais accepter la première ; refuser puis éradiquer la seconde. Tout le monde peut comprendre et entreprendre.
C’est ici mon effort, ma contribution à la tâche, humaine s’il en est. Je dis ce que j’ai vu ; je témoigne. Si je me trompe, qu’on m’aide ; si j’éclaire, qu’on agisse.
Je vais dire ici le chemin que j’ai vu de la souffrance : le Processus qui nous régit et nous érige, avec sa première phase d’émergence et sa seconde de structuration, puis le Système atroce qui nous piège dans son immense boucle supplice, enfin l’Échappée qui nous promet. — C’est possible.