Douzième leçon – Anthropologie 6
Si on considère le monde moderne, on le constate : il faut que l’humain se soit bel et bien arraché au piège du religieux. En effet, aujourd’hui, l’événement dionysiaque ne se produit plus, et le religieux, institutionnel au moins, même s’il perdure et se crispe, ne tient plus la place exclusive qu’il occupait à l’origine. Que s’est-il passé ?
La conscience et l’Autre
Il apparaît que ce qu’on appelle le cycle dionysiaque, ou le cercle vicieux du religieux, ne doit pas être conçu comme l’Eternel Retour au sens antique de l’expression, c’est-à-dire comme la sempiternelle reproduction du Même. Il faut qu’à chaque restauration du Système, une part d’Autre, même infime, intervienne et s’impose, même discrètement, pour qu’à terme le religieux recule et soit remplacé par la législation moderne qui, partout désormais, s’est substituée à lui. Quelle est cette part d’Autre ?
Il s’impose dans le cadre de l’AO, faute de quoi le phénomène ne serait pas explicable, qu’après la plongée dans le Subconscient qui rend possible lynchage, dépeçage et dévoration du Dominant, à chaque réémergence à la réalité, devant les restes sanglants du Colosse — ou du dieu — les Comparses soient assez frappés pour qu’ils se demandent : « Que s’est-il passé ?» Il faut qu’ils s’interrogent.
Toutefois, leur interrogation ne doit pas tant porter sur le comment, facile à reconstituer, que sur le pourquoi, autrement plus urgent. Bref, chaque retour au réel après l’événement dionysiaque est l’occasion d’une prise de conscience, donc, à chaque fois, d’un progrès de la conscience. Et ce progrès ne peut être dû qu’au fait qu’on cherche à comprendre le mécanisme dionysiaque, c’est-à-dire qu’on s’essaie, dans l’espoir de l’enrayer, à cerner sa cause.
Forcément, cette cause, petit à petit, va être identifiée ; les humains ne peuvent que voir, à partir d’un certain moment, que tout le malheur qui les frappe — lynchage du Dominant et effondrement du Système — vient de ce phénomène qui n’existait pas dans l’ordre de la Loi : la violence ; il ne peut leur échapper que, s’ils ont tué un congénère et le plus précieux de tous, c’est parce que celui-ci leur imposait ce qu’aucun animal jamais n’impose à un autre, à savoir son Pouvoir. Le Pouvoir, la violence : voilà que se trouve identifié le mal.
Dès lors, l’évolution s’engage dans la seule voie nécessaire : il faut faire reculer le Pouvoir, ou faire descendre le niveau de violence. Comment peut-on y parvenir ?
Le Pouvoir étant l’arbitraire, il faut remplacer cet arbitraire, lequel ne vise que l’intérêt d’un seul, par le rationnel fonctionnel, qui ménage l’intérêt de tous. Il faut des règles qui, d’une part, négatives, interdisent au(x) Dominant(s) tels comportements trop insupportables pour les Dominés, et d’autres, positives, qui permettent ou ordonnent aux Dominés tels comportements nécessaires ou utiles à tout le monde ; il faut instituer des règles qui interdisent les attitudes anti ontologiques, et d’autres qui permettent les attitudes favorables à l’Etre. Autrement dit, il faut remplacer les Injonctions moulées sur le Désir du Dominant, par les lois moulées sur la Loi. Il faut passer du religieux au droit. Il faut passer du Pouvoir à l’Autorité.
L’Autorité : c’est là cette nouveauté, cette part d’Autre, qui intervient dans le nouveau Système.
Du Comparse à l’Adulte
Bien sûr, l’évolution ne peut qu’être lente et extrêmement progressive. Il est fort probable que, le premier Colosse lynché dans une communauté ou le premier Système abattu, on réédifie ce dernier exactement semblable au premier, et cela pendant fort longtemps. Mais de même que, dans le regard de l’animal, avait fini par poindre le Désir, faisant entrer l’anthropoïde dans le religieux donc dans l’humain, dans le regard de l’homme va finir par poindre la conscience du mal, lui ouvrant la voie de la sortie du Système. Quoi qu’il en soit, il faut qu’à un certain moment, une once de conscience permette de réédifier un Système qui intègre 1% d’Autorité face à 99% de Pouvoir. Alors, quand ce nouveau Système s’effondrera, on s’apercevrai que seul ce 1% y était bon et doit être reconduit, et même amélioré ou étendu. Si bien que, dans le Système suivant, on se donnera 2% d’Autorité face aux 98% de Pouvoir ; puis, dans le suivant, 3% et 97%… et ainsi de suite, jusqu’à la situation historique où l’Autorité a fini par conquérir l’essentiel de la place, et où, pour cette seule, fondamentale et suffisante raison, le lynchage du Dominant ne se produit plus.
(Attention ! Il ne s’agirait pas de se représenter ce phénomène comme ayant lieu dans une communauté humaine unique dont seraient sorties toutes les autres : ce serait là un Mythe. Il faut au contraire concevoir que le phénomène s’est produit ici, ailleurs, mieux dans un groupe, plus incertainement dans un autre, et que petit à petit, par induction, ce sont toutes les communautés humaines qui se sont engagées dans cette évolution, avec tout ce que cela comporte de tâtonnement, d’hésitations, de reculs, d’accidents, de culs-de-sac, de sauts brusques, etc. La diversité extraordinaire qui demeure dans l’humanité moderne laisse encore voir la diversité des démarches et des solutions trouvées à ce problème humain qui est au vrai le seul : l’affirmation de l’Autorité aux dépens du Pouvoir.)
Ce reflux du Pouvoir au profit de l’Autorité correspond à un recul du religieux dans les sociétés humaines, à un affaiblissement progressif du Mythisme : de moins en moins de Mythes, de plus en plus de science. Progressivement, on croit de moins en moins, et on sait de plus en plus : le Croyant laisse la place au Savant.
C’est là une évolution lente qui est au vrai une révolution. En effet, au fur et à mesure que le Système se reforme avec davantage d’Autorité, il devient une structure dans laquelle, les esprits se désembrumant de plus en plus du Mythe et émergeant toujours davantage du religieux, l’individu va pouvoir progresser et s’affirmer de mieux en mieux, c’est-à-dire conquérir son autonomie : le Système est en train de devenir la matrice des Processus. On s’avise que la force, qui fondait jadis le Pouvoir du Dominant, non seulement n’est pas une faculté unique pour s’affirmer, mais même qu’elle n’est rien : l’intelligence au contraire, et tous les talents qu’elle permet d’exploiter, d’affiner, s’impose comme étant la faculté ontologique même, permettant à chacun d’affirmer sa Différence tout au long de son Processus. S’arrachant à son statut ontologique de Comparse, c’est l’homme moderne qui se conquiert lui-même en gagnant chaque jour un peu mieux son statut d’Individu, celui qui profite d’assez d’indépendance pour oser être le Héros et, dépassant le Désir et le Mythe, se défaisant petit à petit des passions comparses, progresse vers l’Adulte et sa Souveraineté. — C’est ici qu’on rejoint l’ontologie, telle qu’on l’a exposée dans les six premières leçons.
Le moment ontologique
L’évolution fonctionnelle dans le Système peut seule permettre une révolution essentielle, l’évolution collective peut seule permettre la révolution individuelle, cette révolution que l’AO appelle le moment ontologique.
Pendant fort longtemps, l’homme religieux, le Croyant, est en proie au Scandale, et s’adonne tout entier aux passions comparses, Désir, Envie, Haine et Dépit. Au fur et à mesure qu’il voit et comprend que le Dominant n’est pas un dieu, qu’il n’y a pas de dieux, que Dieu n’existe pas, il conçoit de mieux en mieux que le Pouvoir n’est pas l’Etre, que cet objet du Désir est vain, que le Désir lui-même est inepte, que la Rivalité pour le Pouvoir n’a pas lieu de dévorer les énergies et d’engendrer ses malheurs. Cette conscience progressant, l’humain s’approche de la vérité dernière des choses : la Loi. L’instant où il saisit, voit, conçoit la Loi — à savoir que le Pouvoir est la violence anti ontologique et que l’Etre requiert l’amour pro-ontologique — cet instant est le moment ontologique.
Le moment ontologique est celui de l’essentielle conversion, puisque c’est le moment où l’humain dépose tout dieu et devient l’Athée, c’est-à-dire le Savant qui voit la Loi à l’œuvre dans la nature et l’Adulte qui conçoit l’Etre dans la Souveraineté, celui qui ne croit plus en rien mais s’emploie à savoir de plus en plus, qui n’obéit plus à aucune Injonction mais répond aux exigences du Processus, qui a invalidé tout Désir et ne répond plus qu’à l’aspiration ontologique, qui ne cède plus aux appels de la Subconscience pour ne suivre plus que sa vocation de la Surconscience — celui qui n’a plus ni dieu ni maître mais qui, dans le respect d’Autrui, se met tout entier au service de ce qu’il se doit à lui-même, son Etre.
Bilan leçon 12 :
Savant : Celui qui a conscience de la Loi et qui œuvre à la connaître toujours mieux. — S’oppose au Croyant, qui demeure sous l’emprise des Mythes.