Quatrième leçon – Ontologie 3

Ce qui a été exposé dans les leçons précédentes relève évidemment à la fois du théorique et de l’idéal. Même s’il n’est pas impossible que, pour certains individus, les choses se passent tel qu’il a été décrit, il convient de ne pas donner dans l’angélisme : les accrocs ne peuvent que se multiplier sur la plupart des parcours. Nul doute qu’un grand nombre d’éducateurs sont attentifs à les prévenir ou à les guérir, mais ces accidents peuvent être d’autant moins ignorés que certains sont inhérents à la condition humaine elle-même, comme on le verra plus précisément dans la partie plus proprement anthropologique (leçons 7 à 12). Et quel est l’écueil ressortissant le plus évidemment à la nature même de l’humain ? La peur.

 

Cheminement et Phobies

Le Processus est une aventure difficile, très difficile : elle dure toute la vie ; elle exige des efforts constants, et leur reconduction au jour le jour, heure après heure ; elle suppose et même exige, une fois le temps d’éducation passé, la solitude la plus résolue, laquelle est la condition sine qua non de la Souveraineté. L’humain, tout individu, se trouve sans cesse devant l’alternative shakespearienne : être ou ne pas être — « j’y vais t’y, j’y vais  t’y pas?» Les deux termes sont également terrifiants : être, au prix d’efforts sans fins ; ne pas être, ou renoncer à soi. Qui peut se vanter de n’avoir jamais été, même l’espace d’un seul instant, dans la tension impuissante et consternée du prince danois ? En chacun de nous un Hamlet serre sa tripe.  (Documents : Hamlet)

 

 

Alors ?

Les deux termes de l’alternative « être/ne pas être » déterminent deux peurs, ou deux phobies :

  • la Phobie progressive, qui est la peur d’avancer dans le Processus, de s’aventurer dans l’incertitude de l’Autre, dans la direction ascendante de la Verticale ontologique, la répugnance panique (de tout l’Etre) à l’égard des efforts qui sont à y accomplir, des échecs inévitables qu’il faut y essuyer, des souffrances qu’il y faut affronter et assumer.
  • la Phobie régressive, qui est la peur d’être réintégré dans l’Horizontale originelle, de devoir retourner au plus profond et au plus obscur de ce qui est le lieu du non-Etre, où, quelque confort qu’on y retrouve, on ne pourra jamais s’accomplir, le lieu du Même, où on ne trouvera jamais sa Différence, le lieu de la dépendance, où on ne trouvera jamais sa Souveraineté.

Nul doute qu’un grand nombre d’individus — et il ne s’agit pas de les mépriser : attitude anti ontologique au possible ! — s’accommodent d’un compromis vivable entre les deux Phobies. En effet, la Phobie progressive devant la Tentative incite à la Tentation, à savoir au renoncement à cause du risque et de l’effort ; mais alors la Phobie régressive, l’horreur devant ce qui est un anéantissement, excite à repartir de l’avant, jusqu’à ce que la Phobie progressive, de nouveau… La plupart des individus trouvent la voie moyenne et négocient avec eux-mêmes leur progression au jour le jour, mais on voit néanmoins à quelle espèce de va et vient effaré l’humain peut être soumis, jusqu’au fond de quelle stupeur il peut être jeté. C’est ici que, dans la nécessité de sortir de ce va-et-vient stérile autant qu’épuisant, va se jouer l’événement ontologique le plus grave quant à ses conséquences.

Phobies et Tentation

Si, à cause de l’éducation déficiente reçue, ou d’accidents traumatiques subis, l’individu ne peut trouver en soi l’énergie et l’assurance nécessaires pour être le Héros et suivre son Processus en y assumant la solitude qui lui est inhérente et toutes les vicissitudes qui ne peuvent manquer de s’y rencontrer, il va tout de même finir par céder à la Tentation. Mais il existe deux formes de la Tentation : la passive et l’active ; ou bien la régressive et l’agressive.

Quant à la Tentation passive ou régressive, elle est extrêmement rare, certainement plus théorique que concrète. C’est l’image du cocon qui en fournit certainement le meilleur Symbole : l’individu reprend la position fœtale au fond d’un nid creux et clos, dans lequel, revenu à l’Horizontale, dans sa chaleur indifférente et indifférenciée, il se laisse aller à un sommeil inerte et aqueux, à l’abri de tout, même de la pensée.

On le voit, cette attitude relève d’une forme de suicide : un suicide ontologique. Il s’agit au vrai d’une pathologie, laquelle s’observe chez les individus qui sombrent dans la psychose. La psychose apparaît dans l’AO comme le signe de l’impuissance ontologique, comme une capitulation devant l’Autre et un renoncement devant le Processus.

 

Tentation et Pouvoir

Mais l’immense majorité de ceux que saisit la Tentation opte pour sa forme active, voire suractive, à savoir agressive. Et c’est là que le pire s’enclenche… ô misère humaine !

Oui, j’y reviens : c’est ici qu’on va voir commencer à poindre la connerie. La connerie humaine, voilà, c’est à partir d’ici que je la décris.

Devant un obstacle, le choix se propose entre plusieurs attitudes : le renverser ; le démonter ; le franchir ; le contourner ; le nier ; l’ignorer ; le compenser ; etc. Renverser, démonter, franchir ou contourner l’obstacle est du Héros : vigueur ou intelligence, les deux modalités de la Volonté, sont en permanence les instruments de celui qui exige de soi de ne pas s’arrêter dans son cheminement. Mais n’est le Héros que celui qui peut. Beaucoup ne le peuvent, sinon ne le veulent — et là encore, aucun mépris : on ne fait que chercher à comprendre.

Alors ? La Tentation passive écartée, il reste l’autre, la Tentation active et agressive. — De quoi s’agit-il ?

Essentiellement d’une forme de compensation par le semblant, par l’apparence, par l’illusion.

Être, c’est conquérir sa Différence : on va remplacer la Différence par son semblant, à savoir une Distance. Autrement dit, si être, c’est conquérir sa part d’Autre, on va remplacer l’Autre par son semblant, à savoir un plus ; faisant de l’Être une sorte de quantité, on va chercher à détenir plus qu’Autrui de cette quantité ; ne pouvant s’affirmer dans l’égalité avec les autres, on va chercher à se hisser au-dessus d’eux. Ces illusions compensatoires vont aboutir à un renversement total : ne pouvant s’affirmer dans le respect d’Autrui, on va chercher à s’imposer à lui par le mépris.

Distance, plus, supériorité, mépris : j’ai nommé le Pouvoir.

Le Pouvoir : ô misère des misères !!! ô connerie au sommet !!!

Voir deux beaux exemples de Tentation régressive — Franz Kafka — et agressive — le père de Franz Kafka— dans LE CROYANT KAFKA

 

Bilan leçon 4 :

Distance : Ecart vertical qui sépare hiérarchiquement deux individus. — S’oppose à Différence.

Phobie :

1. Régressive : peur de régresser dans l’Horizontale originelle, d’être réabsorbé par le Même.

2. Progressive : peur de s’aventurer sur la Verticale ontologique, d’être dissous dans l’Autre.

Pouvoir : Instance qui impose une distance verticale à Autrui. — S’oppose à l’Autorité.

Tentation : Sous l’effet de la Phobie progressive, Désir régressif de chercher refuge dans l’Horizontale originelle.

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