Neuvième leçon – Anthropologie 3
Précisons avant de poursuivre que le phénomène qu’on va décrire ici n’est pas supputé gratuitement : il apparaît à l’AO fort lisible dans un grand nombre de Mythes originaires de toutes les cultures du monde (voir, parmi les exemples, le n°1 anthropologie).
Dans un premier temps donc, le Colosse, objet du Désir, se trouve progressivement mythisé. Ce phénomène de Mythisation va se densifier avec la dimension scandale du personnage.
En effet, le Colosse, non seulement exerce son Pouvoir, mais, justement par là même, il interdit aux autres d’être jamais comme lui, d’être jamais autant que lui. Il fait tout pour qu’on l’envie, rien pour qu’on le rejoigne, tout pour qu’on le jalouse, rien pour qu’on l’égale. Il rend sa Verticale de plus en plus écrasante sur une Horizontale de plus en plus écrasée.
Cette situation, qui se caractérise par une tension croissante, va se traduire, chez les Dominés, par une réaction qu’on peut décrire essentiellement sous deux formes : la première, individuelle, nous est déjà bien connue, c’est celle du Désir et de la Haine à l’égard de ce Dominant tout puissant, superbe et détestable (voir leçon 8) ; la seconde, entièrement nouvelle, collective, est une conséquence inéluctable de ce Désir de tous pour un seul.
Passions et rivalité
Le Désir est d’abord celui d’un objet : la place la plus élevée dans le Système, au sommet de la Verticale de Pouvoir.
Mais, chez un grand nombre d’individus, si la condition pour parvenir là-haut est la force, le Désir, qui est toujours prêt à mobiliser toutes les énergies pour s’emparer de son objet, va se trouver sans espoir : tous ceux qui sont chétifs ou pleutres, ou simplement moins forts que le Colosse, n’ont aucune chance de parvenir jamais sur ce sommet. Le Désir alors sans objet possible ou plausible va se faire impuissant et devenir Envie.
Mais l’Envie, forcément, fruit de la frustration et de l’humiliation, se double d’un fort ressentiment, qui rend l’individu aigre voire agressif à l’égard de tous les autres, déclenchant souvent des réactions de Dépit, qui consistent à empêcher les autres d’obtenir ce qu’on ne peut espérer soi-même ou à se réjouir de leur échec quand il s’y essaient. Parallèlement, si l’Envie s’établit, morne et glauque, à l’endroit du Dominant, le Désir va se chercher des objets plus à portée : des places situées un degré, deux degrés, trois degrés, et ainsi de suite, au-dessous de celle qu’occupe le Dominant. C’est ainsi que le Système va complexifier sa configuration ou étager sa géométrie. Si la Verticale et l’Horizontale demeurent, toute la hauteur de la Verticale va s’étager et se hérisser de niveaux intermédiaires : c’est la Hiérarchie, dans laquelle les Privilèges vont également se multiplier à l’infini, en nombre et en formes.
De même, le Système se met à pulluler d’objets de substitution au Pouvoir, rendus idéologiquement précieux, et relevant très généralement de l’Avoir, compensation d’un Etre hors de portée. — C’est là un processus historique qu’on nomme communément civilisation.
Par ailleurs, que ce soit dans le Désir de la place du Dominant pour les plus forts, ou dans celui des objets de substitution que sont les places hiérarchiques ou les biens matériels pour les plus faibles, tous les Dominés, voués qu’ils sont à la Haine adorante, ou à l’adoration haineuse, qu’ils vouent au Dominant, vont ajouter la Haine qu’ils se vouent les uns aux autres. En effet, que ce soit la place du Dominant ou les objets de substitution, tout le monde désire la même chose ou les mêmes choses. Dans la course au Pouvoir ou à ses avatars décroissants, chacun est le Rival de chacun. Un objet, quel qu’il soit, devenant précieux à partir du moment où un seul le désire, tout le monde désire ce que tout le monde désire — et tout le monde hait tout le monde de désirer s’emparer de cet objet dont chacun estime devoir être l’unique et légitime détenteur.
A la Haine unique pour le Scandale s’ajoute la Haine multiple pour le Rival.
Il faut ajouter à ce vécu du Dominé une autre réalité subjective, et non la moindre. Chacun, Désir ou Envie, obsédé — scandalisé — par le Dominant, donc par celui qui est l’Unique dans le Système, doit constater que tout le monde est animé du même Désir, et que loin de trouver sa Différence dans cette Distance désirée pour soi seul, il n’est qu’un parmi tous les autres : loin d’accéder à ce plus pris pour l’Autre, dont il croit qu’il s’identifie à l’absolu du Pouvoir, il se voit immergé dans le Même, dont il pressent qu’il est l’absolu du néant. Chacun, se désirant l’Unique, se voit réduit au Comparse — et c’est ici que le concept prend sa signification la plus étendue, la plus profonde, la plus complexe — et la plus douloureuse.e que tout le monde désire — et tout le monde hait tout le monde de désirer s’emparer de cet objet dont chacun estime devoir être l’unique et légitime détenteur. A la Haine unique pour le Scandale s’ajoute la Haine multiple pour le Rival.
Chacun constate n’être qu’un Comparse dénué d’Etre et noyé dans la masse des autres au sein d’un Système où le seul Dominant confisque l’Etre tout entier : chacun, mortifié, est aux prises avec tous les autres — la rivalité — et avec soi-même — les passions comparses : Désir, Haine, Envie, Dépit.
Des passions à la crise
A ce stade, personne ne se doute que l’Être n’a rien à voir avec le Pouvoir : la Loi est totalement occultée, oubliée, destituée. On prend le Pouvoir pour l’Être, le Colosse ou le Dominant pour Dieu : ignorant la Loi, on est totalement dans le Mythe ; ignorant le réel, on est totalement dans le religieux. C’est là, très exactement, être le Croyant. C’est par là cependant, il faut le souligner, par ce statut ontologique de Croyant, que l’animal devient, sinon de mieux en mieux, du moins de plus en plus, l’humain. — Voilà ce qui fait tout le tragique du drame anthropologique.
On le voit : Haine scandale et Haine rivale, humiliation et ressentiment — le Système devient une pétaudière. Tout le monde, y compris le Dominant, s’y trouve incarcéré : personne ne s’y trouve bien. Nul, encore, n’est en mesure d’acquérir le statut d’Individu, à savoir d’affronter la solitude essentielle du Processus, nul n’est en mesure encore d’accéder au statut ontologique du Héros, et nul ne peut trouver son compte, son épanouissement — son Etre — dans le climat de Haine généralisée, de jalousies foisonnantes et de ressentiment délétère qu’engendre la course au Pouvoir ou aux Privilèges. Or, de ce climat, de cet enfer, qui apparaît comme étant le responsable ? Le Dominant. Au fait, c’est lui qui, confisquant le Pouvoir, ce qu’on prend pour l’Etre, jette tous les autres dans les passions comparses, passions dévorantes et jamais satisfaites. C’est une règle rigoureuse, ou une loi d’airain : aucun Comparse, jamais, nulle part, n’est heureux de l’être.
La conséquence est inéluctable. Quelle est-elle ?
Au vrai, c’est l’événement anthropologique qui se prépare.
Bilan leçon 9 :
Avoir : Objets matériels de substitution au seul véritable objet du Désir, le Pouvoir.
Dépit : Passion comparse qui consiste à tout mettre en œuvre pour maintenir le Rival en état d’infériorité hiérarchique par rapport à soi, à l’empêcher de monter plus haut que soi dans le Système, et à se réjouir de ses échecs ou de ses chutes.
Envie : Passion comparse qui consiste à admirer dans l’impuissance, avec jalousie et Dépit, les bonnes places et les beaux objets dont sont nantis le Dominant et les privilégiés dans le Système.
Hiérarchie : Étagement idéologique des places ou des objets dans le Système. Organisation des Distances.
Rival : Comparse dont le Désir entre en compétition avec celui d’un autre Comparse.