ASCÈSE ET ASCÉTISME
Pour prolonger mon article sur l’intégrisme et la servilité, je voudrais exposer la distinction qu’il convient d’opérer entre Ascétisme et Ascèse, ou entre Ascétique et Ascète.
C’est là une différence fort importante dans la mesure où les deux comportements peuvent parfois, extérieurement, se ressembler, voire se confondre, alors qu’ils sont, en profondeur, totalement divergents, et que si l’un, l’Ascèse, peut conduire à l’Être, l’autre, l’Ascétisme, peut déboucher sur le pire, aussi bien à l’égard de soi qu’à l’égard d’Autrui.
Pour bien faire le départ entre les deux, il faut tout simplement partir du rapport d’opposition qu’entretiennent le Processus et le Système. Tandis que l’Ascète est l’acteur du premier, l’Ascétique est le résident du second ; tandis que l’Ascète est à la fois le principe et le moteur du Processus, l’Ascétique est la victime et le captif du Système. En un mot, l’Ascète est l’Adulte, l’Ascétique le Comparse.
Qu’est-ce à dire dans le détail ?
Tous les deux renoncent. Mais à quoi ? Et pourquoi ?
L’objet et les raisons du renoncement de l’un n’ont rien à voir avec ceux de l’autre, et cela tient d’abord à leur statut ontologique.
STATUT ET ATTITUDE ONTOLOGIQUES
L’Ascète est l’Individu Souverain ; l’Ascétique est le Comparse obéissant. Le premier, de même qu’il est sans toit ni loi, est sans dieu ni maître, à soi-même sa propre Autorité ; le second, de même qu’il vit dans la geôle du Système et sous sa férule, est tout entier soumis à un Dominant qu’il appelle « Dieu », et il obéit à ses Injonctions. Le premier est un libertaire ; le second est un puritain. L’Ascète se conforme à un principe ; l’Ascétique se soumet à un prince.
L’Ascète va son chemin ; l’Ascétique est à genoux. Le premier ne se rapporte qu’à la Loi : il est l’Athée ; le second ne s’en remet qu’au Mythe : il est le Croyant. Le premier est le Héros ; le second est le dévot.
Si bien que leur attitude ontologique respective est totalement différente. L’Ascète dit : « Je suis ce que je suis » ; l’Ascétique dit : « Je ne suis rien, Dieu est tout.»
A partir de là, à quoi chacun renonce-t-il ?
OBJET ET VISÉE DU RENONCEMENT
L’Ascète, n’écoutant que l’aspiration ontologique, renonce à tout ce qui entraverait son Être, à tout ce qui leste sa quête, c’est-à-dire tous les objets du Désir, tous les hochets dérisoires que sont les honneurs, les Privilèges, l’Avoir — et bien sûr, avant ou après tout, le Pouvoir : il jette à la poubelle tout ce qui risquerait de l’aliéner. Le meilleur exemple qu’on puisse en donner est Diogène. Le cynique n’a que faire d’une belle maison, de beaux habits, d’une famille prestigieuse, et même d’aucune réputation : une jarre, une cape, la solitude et le mépris même lui suffisent, qui lui sont même indispensables puisque c’est au prix de cette légèreté matérielle et sociale qu’il est libre, donc qu’il atteint son Être. L’Ascète renonce à tout ce qui est valorisé dans le Système.
L’Ascétique, soumis au Désir, renonce à tout ce qui pourrait venir lui donner un peu d’épaisseur, un peu de consistance. D’abord, il dénie posséder quelque lumière sur quoi que ce soit, prétendant que contempler Dieu suffit à son intelligence. Ensuite, il renonce à l’amour pour toute créature, prétextant que l’amour pour le Créateur doit l’occuper tout entier. Enfin, il renonce à tout plaisir, et spécifiquement sexuel, parce que jouir est éprouver son Être, et qu’il laisse tout l’Être à Dieu. Bref, il renonce à sa tête, à son cœur et à son corps. De même, lorsqu’il agit, lorsqu’il s’occupe, lorsqu’il s’emploie, il renonce à tout mérite dans ses entreprises, prétendant que c’est Dieu qui fait tout à travers lui. Il renonce à son autonomie, à son initiative, à sa créativité, au profit de la seule obéissance. Il renonce à soi au profit de Dieu. Le meilleur exemple qu’on puisse donner est Origène. Le chrétien, qui vivait de quatre oboles, à savoir de rien, atteint le sommet, c’est-à-dire touche le fond, en se châtrant lui-même pour obéir à l’Ecriture quand elle affirme que seuls ceux qui se sont faits eunuques eux-mêmes gagneront le Royaume des Cieux. Et c’est ici qu’on lit la motivation profonde de l’Ascétique, et ce qui le sépare radicalement de l’Ascète : renonçant à tout, il vise, secrètement, l’étage le plus haut du Système — qu’il déguise du joli nom de « sein de Dieu » — bel exemple de Mythification.
Diogène, Origène : les deux bonshommes riment, mais seulement par le nom. Pour le reste, ils sont antinomiques, absolument.
L’Ascète se défait de tout ce qui empêche son Être ; l’Ascétique s’ampute de son Être. Le premier se libère, le second se mutile. L’un se donne à l’amour de l’Être quand l’autre s’adonne à la violence contre soi.
C’est cette violence contre soi qui fait de l’Ascétique un danger.
LE DANGER ASCÉTIQUE
Le premier — Souveraineté — pratique l’estime de soi ; le second — servilité — résigne sa propre dignité. Qui pourrait se pardonner ce crime ? L’Ascète assume la solitude ontologique : il sait qu’il doit vivre seul, et qu’il mourra seul. L’Ascétique ne peut se résoudre à n’être pas sous la protection d’une instance tutélaire, à devoir vivre par ses propres moyens et surtout à devoir mourir sans consolation — et il ne peut pas davantage se pardonner cette infirmité. L’Ascète est nu et joyeux de sa nudité ; l’Ascétique est avide d’un cocon et mortifié de ce besoin. Le premier est tout entier dans la Tentative ; le second cède à la Tentation. Si bien que, là où le premier va droit devant soi dans l’amour simple et net de ce qui est, le second s’abîme dans le ressentiment fourbe et trouble de ce qu’il ne peut être. Les conséquences de ce ressentiment peuvent être terribles.
C’est lorsque les deux personnages sont en présence du Pouvoir qu’on voit le mieux leur différence d’attitude et qu’on peut appréhender le plus justement la gravité des conséquences possibles.
Diogène dit à Alexandre : « Ôte toi de mon soleil !» ; Origène lui dirait : « Tu es le soleil, cuis vive la sale viande que je suis…» et ad libitum, car là où l’Ascète pratique une ironie concise et foudroyante, l’Ascétique, dénué de tout humour, cumule et accumule et amon-celle les formules de mortification. L’Ascète dit ; l’Ascétique démontre. Le premier est sobre et vrai ; le second est déclaratoire, déclamatoire, incantatoire, ostentatoire. La raison principale de ce comportement quasi histrionesque, est que, désirant échapper à la solitude ontologique et à l’angoisse de la mort, l’Ascète se donne un bouclier, un protecteur, Dieu, et que, de ce Dominant, il conçoit une peur atroce ; pour être protégé au mieux, il se donne un dieu tout puissant : cette toute-puissance le terrifie. Son Dominant divin lui est, au dernier degré, le Scandale. Si bien qu’il est littéralement possédé du Désir de se rendre ce Dominant favorable, et, pour neutraliser au mieux la peur qu’il lui inspire, il lui faut en obtenir le Privilège suprême, celui qui à la fois le rassurera au mieux et lui conférera le statut le plus enviable : être l’élu, être celui qui, distingué entre tous, habitera cet étage le plus élevé du Système, là où il sera à la fois au sommet de la Verticale et bien au chaud dans le sein de son dieu. Et dans ce but, de quoi l’Ascétique n’est-il pas capable ? Tandis que l’Ascète est tout entier une éthique, l’Ascétique, bien que bardé d’un moralisme féroce, n’a pas de morale : il peut mentir, dénoncer, torturer, tuer — vois de quoi sont capables les Talibans.
L’Ascétique est plein de Haine : Haine à l’égard de ses Rivaux dans l’amour de Dieu ; Haine à l’égard de ceux qui ne se soumettent pas comme lui à son dieu jaloux, orgueilleux et castrateur. Haine et Dépit, en proie à la perdition ontologique, l’Ascétique est prêt à perdre ses semblables ; ayant renoncé à son Être, il peut ne plus faire aucun cas de la vie des autres ; se faisant violence à soi-même, il se trouve plein d’une violence réactive que, pour démontrer à son dieu son amour et sa révérence, il est prêt à déverser massivement sur Autrui.
Alors que l’Ascète jouit de l’Être et peut être un exemple pour chacun, l’Ascétique se prive de tout et devient par là un danger pour tout le monde.
CONCLUSION
Lis CYNISMES, de Michel Onfray, merveilleux petit bouquin qui te dira tout ce qu’est l’Ascète, ce joyeux compère et joyeux drille, ce drôle, ce gusse. Quant à l’Ascète, lis au moins quelques pages des CONFESSIONS d’Augustin (celui qu’on dit « saint », tu parles !…) et vois comme il est à la fois exalté et sinistre. Puis fais ton choix.