Billet 4 : J.O. LALA !!!
Les Jeux Olympiques ! La fête du sport ! L’effort en majesté ! Le mérite sublimé ! Et ad libitum…
Eh bien, les Jeux Olympiques, considérés dans la perspective de l’AO, apparaissent au contraire comme une catastrophe. Rabat-joie, pisse-froid, les tenants de l’AO ? Je jure que j’aime la joie et que je pisse tiède. Alors ? Considère.
1. La disproportion.
Prends n’importe quelle discipline dite olympique. Combien d’athlètes y concourent ? Des dizaines, parfois des centaines. Et au bout de la compétition, combien en compte-t-on ? Trois. Sur le podium, trois marches. La marche en or, la marche d’argent, la marche en bronze. Et en dehors de ces trois degrés de métal décroissant ? Rien, c’est-à-dire personne. Trois individus distingués, dans la gloire des drapeaux claquants et des hymnes nationaux, avec les larmes qu’on y ajoute maintenant à pleins bols, dans le crépitement des flashes et les acclamations délirantes et délirées : pour les trois médaillés, nul doute, ça vous a de la gueule ! Mais les autres ? Mais tous les autres ? Au plus sommaire, mesure un peu le déséquilibre : trois qui se félicitent et se réjouissent, et tous les autres qui se désolent, voire se désespèrent — pour ne s’en tenir qu’à ce seul aspect des choses : n’est-ce pas là une situation au moins regrettable ?
Mais comme toujours, allons un peu plus loin.
Les trois gagnants sont fêtés, vantés, chantés, félicités, exaltés. On ne sait qu’eux. Mais les autres ? A partir du quatrième, on ne sait même plus leur nom. On voit (trop) trois gusses qui semblent dans l’Être, et on n’a plus idée de tous les autres au point qu’ils paraissent dans le néant. Non seulement c’est encore la disproportion, mais c’est aussi un véritable vampirisme ontologique. En effet, les trois gusses ne peuvent sembler dans l’Être qu’au prix du néant où ils relèguent tous les autres. Sans tous ces autres, les trois gusses ne seraient rien ; mais c’est par la grâce de ces trois gusses que tous les autres sont réduits à rien. Est-ce qu’une masse est faite pour se vider de toute substance au bénéfice de trois applaudis ?
Il faut aller plus loin encore.
2. La médaille noire.
En fait, avec la pratique du podium, on est au plein, au comble, au pire de la logique du Système. Au centre du stade, que voit-on ? Que figure le podium ? Le sommet du Système, ses trois dernières marches : la troisième, un degré au-dessus la deuxième, et enfin, un degré encore au-dessus, l’ultime. Et, pour saisir jusqu’au fond ce que cette logique du Système recèle d’effarant, c’est sur cette dernière marche qu’il faut se concentrer et réfléchir.
a. Qui monte descend…
La marche la plus haute, y monte, s’y dresse, s’y érige, et y salue, et y chatoie, et y culmine celui qui est réputé le meilleur du monde : dans sa discipline, le Dominant absolu. Mais, regarde bien : à celui-là, au mieux, qu’arrive-t-il ? Quand la dernière note de l’hymne a retenti, quand la clameur a de nouveau explosé avant de décroître et de retomber, que fait notre champion ? Que fait le meilleur du monde ? Aussi champion qu’il soit, aussi meilleur du monde qu’on le proclame et qu’on l’encense, de sa plus haute marche du podium, tu peux t’y prendre comme tu veux et lui s’y employer à sa guise, il ne trouvera jamais rien d’autre à faire que de descendre, voire de redescendre. Et ce n’est même pas tout ! Un ancien médaillé le disait fort bien il y a quelques jours à la télévision : après ce moment de gloire, au-delà de ce sommet, ce n’est plus jamais qu’une descente, une décroissance, pour ne pas dire une dégringolade. C’est ça, le sommet du Système : une splendeur perchée dont on tombe…
Voilà l’ontologie du champion…
b. Le dieu du stade et la mort.
Et ça, c’était le meilleur des cas. Mais le pire ? Considère.
Le sommet du Système, qu’est-ce que c’est ? La place du Dominant. Au Dominant, au plus fort, qu’est-il réservé ? Le Dominant, le plus fort, quel est son sort ? Quelle est l’autre face de l’adoration ? La Haine. Quel est le revers de la médaille ? Le lynchage. Pourquoi ? Quand on se tient sur la plus haute marche du podium, aussi acclamé qu’on soit, on ne l’est jamais autant qu’on ne coure le risque, toujours, d’être haï et hué et tué. Le sommet du Système (voir l’article Elections présidentielles) est le lieu de la mort — et vois bien que le stade reproduit le cercle des lyncheurs (voir leçon n° 10). Être au sommet du Système, c’est occuper la position divine, donc incarner le Scandale (« ce qu’il est, je ne le serai jamais ») et appeler tous les Dépits meurtriers. Le dieu n’a pas d’autre destin que d’être sacrifié, c’est-à-dire dûment occis, salement trucidé, et de la belle ou de la plus moche façon : certains des médaillés pourraient parler savamment des lynchages médiatiques, et publics…
Voilà comment l’anthropologie éclaire la religion du champion, et comment elle met en évidence son caractère éminemment réactionnaire, voire raciste (voir le récent article de Marianne2).
Le champion olympique donc, non seulement envoie tous ses concurrents au néant, non seulement ne vivra désormais plus, et au mieux, que le déclin, mais en plus, et au pire, il est un aimant de mort. Tu vois un peu le désastre ? Ah oui, il brille et resplendit pendant une minute trente, mais tu vois un peu à quel prix ?
Cependant, te doutes-tu qu’il faut encore aller plus loin, c’est à savoir descendre bien plus bas ?
c. Le dieu du stade et le meurtre.
Si le Dominant n’impliquait que lui : il grimpe, il brille, il tombe — ça le regarde. Mais comment, à quel prix parvient-il au sommet ? Du travail ? Certes. Des efforts, de la sueur, de la souffrance ? C’est sûr. Mais le mineur de fond chinois qui passe dix par jour sur son filon et cela pendant trente ou quarante ans, ne fournit-il pas au moins autant de travail et d’efforts, ne verse-t-il pas au moins autant de sueur, et n’endure-t-il pas au moins autant de souffrance ? En fait, tout se joue sur un autre point, qui ne concerne jamais le mineur. Cet aspect du champion, ce visage, ce trait du dieu des Jeux, c’est l’entraîneur d’une très récente championne de natation qui l’a exprimé, et en une formule dont il m’a semblé très fier, pour dire l’attitude de son poulain à l’égard de ses Rivales : « L.M., c’est une tueuse.»
Voilà, le champion, pour monter en haut du podium, il faut qu’il dépasse les autres, il faut qu’il les batte, qu’il les baffe, qu’il les baffre — qu’il les bouffe ! Le champion olympique, le dieu du stade, est un cannibale — et il ne l’est que pour éviter d’être croqué cru par les autres.
La dernière marche du podium, le sommet du Système, c’est le lieu de la mort, et non seulement de la sienne, mais celle de tous les autres.
Voilà ce qu’on fête à chaque médaille d’or ! Tu crois que le jeu, même olympique, en vaut la chandelle ?
Alors ?
3. La voie.
Changer de logique : passer de celle du Système à celle du Processus. Dans son Processus, sur cette route, sur cette voie, chacun, même l’individu le plus faible du monde, toujours, peut faire encore un pas ; dans son Processus, chacun peut faire mieux que soi-même, chacun peut se dépasser, se transcender. Non bien sûr, il ne sera jamais acclamé ; non bien sûr, il ne brillera jamais au sommet d’une Distance unique au sommet du monde. Mais il aura conquis et affirmé un peu mieux sa Différence au milieu de toutes les Différences du monde. La solution ? Au lieu de la Distance unique, splendide et mortelle, les Différences innombrables, modestes et vitales.
Il faut renoncer au sommet, à être le plus grand, le plus fort — le dieu — et entendre la leçon de Camus qui, au sujet du Héros, qu’il appelle le « révolté », écrit :
Au midi de la pensée, le révolté refuse la divinité pour partager les luttes et le destin communs. » (L’Homme révolté)
Au lieu du faux Être couplé au sûr néant, l’Être vrai et infini. Au lieu du religieux et sa logique de mort, l’Athéisme et sa logique de vie. Une humanité qui n’aurait plus de champion du monde mais au sein de laquelle chacun ferait chaque jour mieux que soi-même ! Pas un seul dieu mais tous les hommes…