ÉLOGE DE L’ORTHOGRAPHE
L’émission Concordance des temps, sur France Culture, a été consacrée, le 21janvier 2023, à la dictée et à l’orthographe. L’invité, Patrick Cabanel, s’appuyant sur le sociologue Pierre Sansot, y déclare : « La France de la IIIe République est en plein travail de sécularisation. On sortait d’un modèle marqué par le christianisme en lui substituant des modèles alternatifs. La France a été pendant des siècles la France de la messe et du catéchisme ; elle est devenue la France de la dictée. Une dictée dans une classe, c’est une sorte de messe laïque ; il y a un officiant qui célèbre la langue, et il y a les fidèles, les disciples, qui s’efforcent d’adhérer à ce rituel, avec des récompenses : le salut, c’est le 20/20 ; le péché et l’enfer, c’est le zéro éliminatoire. La dictée, c’est la sécularisation de la messe par un peuple sous la IIIe République. »
Dans le cadre de l’AO, cette équivalence messe/dictée apparaît n’être pas pertinente, le rapport entre les deux phénomènes s’imposant au contraire comme relevant de l’opposition radicale.
I. LA MESSE VERSUS LA CLASSE
D’abord, l’opposition est radicale sur un point : la messe vise à imprimer et à entretenir un croire, alors que la dictée vise à enseigner et à entretenir un savoir. C’est pourquoi, s’il y a bien d’un côté un officiant qui célèbre, il y a de l’autre côté un enseignant qui éclaire. L’un subjugue les consciences, l’autre structure les esprits. L’officiant s’efforce de renforcer une croyance chez tous afin d’en obtenir une parfaite obéissance ; l’enseignant s’emploie à faire acquérir par chacun une maîtrise qui s’inscrit dans le cadre d’une connaissance. Autrement dit, l’officiant demeure dans la logique du Pouvoir, tandis que l’instituteur s’appuie sur celle de l’Autorité. L’officiant veille à ce que tous demeurent dans le Système ; l’instituteur favorise en chacun l’entrée dans son Processus.
À cet égard, il faut préciser que la messe et la classe, n’œuvrant jamais sur le même plan ni dans la même perspective, n’entretiennent nullement un rapport de Rivalité : il ne s’agit pas que l’une l’emporte sur l’autre, que l’une gagne et que l’autre perde, que l’une soit le Dominant vainqueur et l’autre le Dominé défait. La messe n’a de sens que dans la logique du Système, la classe dans celle de sa résiliation. La classe est le seul moyen non pas de combattre la messe mais de la dépasser. Si la messe chante le Mythe pour épaissir le Religieux, la classe met en œuvre la Démythisation pour instituer le Politique. Non pas « Croyez » mais « Comprenez » ; non pas « « Obéissez » mais « Prenez-vous en charge » ; non pas « Soumettez-vous au Tout-Autre » (Dieu) mais « Collaborez avec Autrui » (le semblable).
C’est là ce qui permet d’envisager un autre aspect du problème.
II. FAUTE VERSUS ERREUR
Selon P. Cabanel donc, le 20/20 serait le salut et le zéro éliminatoire l’enfer ; il établit même le parallèle péché véniel/faute d’orthographe lexicale et péché capital/faute d’orthographe grammaticale. Tout le problème tient dans le mot ‘faute’ synonyme de ‘péché’.
La faute est ce qui signale le coupable, celui-ci ne pouvant l’être que par rapport à l’Injonction : c’est toute la logique du Religieux. Or l’exercice de la dictée dans le cadre de la classe doit être sorti de cette logique. L’élève qui orthographie mal un mot ne commet pas une faute mais une erreur ; autrement dit il ne désobéit pas à une Injonction, arbitraire dans son principe, mais il manque d’appliquer une règle logique (grammaire) ou usuelle (lexique) de la langue. Si la faute est du coupable, l’erreur est de l’apprenant. Dès lors, le 20/20 n’est pas le salut ou la sanction d’une obéissance parfaite au Pouvoir mais la preuve objective d’une compétence acquise ; de même, le zéro n’est pas l’enfer ou la sanction d’une sédition coupable mais le signe qu’un travail d’acquisition reste à mener.
Que certains enseignants se soient plus ou moins égarés dans la voie religieuse avec la dictée est possible, le fanatisme et l’intégrisme sévissant en tous domaines (écologie, code de la route et même laïcité…) Néanmoins, les esprits forts qui prétendaient, dans les années 70, que la dictée et l’orthographe relevaient du « fascisme » apparaissent dans notre cadre n’avoir rien compris puisqu’ils rabattaient justement la dictée sur la grand-messe.
Et c’est une autre dimension qui s’ouvre ici, la plus essentielle.
III. LA LANGUE ET L’ÊTRE
La question se pose en effet, une fois établie la spécificité de la classe, de saisir le pourquoi et le bien-fondé de la dictée et de la maîtrise de l’orthographe ou de la langue.
Tandis que la religion ou le catéchisme fabrique des fidèles, l’école ou la discipline édifie des citoyens : des Comparses à genoux d’un côté, des Individus debout de l’autre – les genoux au sol et les mains jointes ici, les jambes solides et les mains libres de l’autre, un qui prie et bée, l’autre qui va et fait. Si le Religieux incarcère tout le monde dans l’Horizontale écrasée du Système, le Politique éduque chacun à édifier la Verticale ascendante de son Processus. Alors que le slogan du catéchisme est « Dieu au-dessus de tous », la devise de l’école est « À chacun sa Verticale ». Or une Verticale ne peut s’élever que sur une Horizontale : un arbre ne peut croître haut que s’il s’enracine profond dans la terre. Dès lors, l’Horizontale en question ne saurait être celle du Système : elle ne peut être que l’originelle. Et quelle est cette terre ou cette Horizontale originelle dont a besoin l’individu pour croître : la langue, sa langue, sa langue maternelle ou celle de sa patrie – c’est-à-dire son histoire, sa mémoire, sa littérature, bref, sa culture.
Le catéchisme ne fait que gaver les fidèles de Mythes, de dogmes et de crédos qui ne sollicitent en tous que la faculté de répétition ou le Même ; l’école propose aux élèves de la science, des exercices et des recherches qui stimulent en chacun la faculté d’invention ou l’Autre. La religion est le domaine du psittacisme ou du rabâchage ; l’école est celle de la réflexion et de la pensée. Or on ne peut penser qu’avec une langue maîtrisée ; on ne peut édifier sa Verticale ou son Être que sur un socle parfaitement assuré.
Apprendre l’orthographe, c’est faire ses gammes sur le clavier de la langue afin d’en jouer librement et peut-être, un jour, de composer génialement…