INTÉGRISME ET SERVILITÉ
Il y a peu, des catholiques fondamentalistes perturbaient les représentations d’une pièce dont ils jugeaient qu’elle était blasphématoire ; par ailleurs, j’ai entendu le leader d’un de ces mouvements déclarer à la télévision que, dans ce spectacle, les catholiques étaient qualifiés de « baiseurs d’enfants ». Si bien que, me semble-t-il, la question se pose de savoir s’ils perturbent le spectacle parce que celui-ci insulte à Dieu ou parce qu’il les insulte eux-mêmes, autrement dit si le spectacle est un blasphème ou une diffamation. Il m’est apparu d’emblée que le motif de leur indignation n’était pas clair. Si peu clair d’ailleurs qu’une participante à l’émission ayant demandé à ce leader du mouvement intégriste s’il pensait que Dieu avait besoin qu’on prenne sa défense, ne trouvant pas de réponse satisfaisante à cette question, le jeune homme s’est rabattu sur l’autre grief, et le débat a tourné court.
Examinons les deux accusations.
LE MOTIF ÉCRAN
Les catholiques « baiseurs d’enfants » ? René Girard a montré que, dans toutes les cultures, les motifs de persécution sont très fortement stéréotypés, et sont toujours à peu près les mêmes : inceste et parricide, monstruosités de toutes sortes, en particulier sur les sans défense comme les enfants. Si les catholiques qui se sont choqués de ces propos avaient eu un peu de culture, ils auraient immédiatement mis les propos qui les visaient en perspective avec toutes ces accusations délirantes qu’on retrouve partout et de tout temps, et en auraient fait justice immédiatement. Par là, ils en auraient montré l’inanité — et leur intelligence. Au lieu de quoi, à la violence qu’ils estimaient leur avoir été infligée, ils ont répondu par la violence. Est-ce catholique ? Est-ce chrétien ? Est-ce ainsi que, frappés sur la joue droite, ils tendent la joue gauche ? Personnellement, je ne suis pas partisan de cette réaction dont il me semble qu’elle peut être prise pour une provocation et qu’à cet égard, elle ne peut qu’appeler la surenchère dans les coups. En revanche, une autre solution me paraissait s’imposer. Il fallait aller vérifier, en assistant au spectacle et en écoutant attentivement le texte, si l’insulte était proférée par un personnage, ou si c’étaient les acteurs qui, cessant de jouer, lançaient cette accusation au public et en public. S’il s’était agi de ce second cas, il fallait saisir la justice qui, sans nul doute, fût intervenue et, à juste titre, eût interdit les représentations. Puisque tel n’a pas été le cas, il faut croire que les propos en question s’entendaient dans la bouche d’un personnage. Mais alors, est-ce qu’un auteur doit être condamné parce qu’il fait tenir des propos scandaleux à un de ses personnages ? Faudrait-il interdire, voire brûler La Recherche du Temps perdu parce que Proust fait tenir des propos violemment antisémites à un personnage virulemment antidreyfusard ?
Une évidence s’impose : les catholiques intégristes en l’occurrence, pour justifier leur action violente, n’ont invoqué le premier motif que pour dissimuler qu’ils réagissaient surtout à l’autre. Or, il apparaît dans l’AO que cette attitude est beaucoup plus grave.
LE MOTIF SECRET
Le prix de Dieu
Qu’est-ce qu’un intégriste ? D’abord, ou surtout, ou uniquement, c’est un Croyant. Qu’est-ce qu’un Croyant ? C’est un individu qui, n’ayant pas le courage d’assumer la solitude inhérente à l’Être, cède à la Tentation, et se réfugie dans le Système. Pourquoi ? Parce que, dans le Système, il n’est jamais seul : en dernier ressort, ne resterait-il qu’un homme sur terre et serait-il celui-là, il aurait toujours, avec lui, auprès de lui, au-dessus de lui, Dieu. Mais qu’est-ce que Dieu ? Le Père, comme disent les catholiques ? Voire ! Le protecteur, oui, la présence tutélaire, certes. Mais à quel prix ? Quel est le coût de cette sécurité ontologique ? C’est aux deux autres monothéismes qu’il faut le demander, qui ne dissimulent pas la vraie figure de Dieu : c’est une figure terrible, redoutable, effrayante — c’est un Dominant — une figure de Pouvoir.
Un Croyant est un individu qui, n’osant pas être son propre maître, reculant devant sa propre Souveraineté, se donne un Dominant, et se donne à un Dominant.
Quelles sont les conséquences ?
Coût pour les autres
Ce Dominant ne lui accordera sa protection que s’il lui obéit le plus scrupuleusement possible, que s’il observe avec la dernière exactitude la moindre de ses Injonctions. D’où le soin maniaque qu’apportent le Croyant intégriste à remplir ses devoirs religieux.
Ce n’est pas tout, et voilà le plus grave.
Le Dominant ne lui accordera une protection d’autant plus efficace, attentionnée, que si le Croyant lui fait plaisir, chante sa gloire, le déclare unique, le plus beau, le plus haut. Pour parvenir au mieux à ce résultat, le Croyant doit se faire le plus petit possible au pied de son Dominant pour que celui-ci se sente d’autant plus grand, il doit se faire le plus plat pour que le Dominant se sente d’autant plus large, il doit se faire le plus nul pour que le Dominant se sente d’autant plus riche. Bref, le Croyant intégriste pratique autant qu’il le peut un Ascétisme qui lui demande la plus grande servilité. Le Croyant intégriste est une carpette aux pieds de Dieu. — On comprend que ce motif soit plus difficile à dire que l’autre.
La pureté supérieure dont il se targue n’est que l’envers bien porté de cet Ascétisme forcené qu’est son ignominieuse servilité.
Ce ne serait pas tellement grave cependant si les choses en restaient là : après tout, cela ne regarderait que lui. Mais le Croyant est aussi un individu qui, pour pratiquer son Ascétisme, doit se priver, s’amputer, s’interdire. Du coup, il est secrètement jaloux de tous ceux qui ne s’imposent pas le même régime féroce, jouissent de la vie et d’être, et il éprouve à leur égard le pire Dépit : « Puisque moi, je me prive de tout cela, pourquoi ceux-là peuvent-ils en profiter impunément ?» Où conduit ce Dépit ? A punir. On vient de le voir le jour de Noël au Nigéria : quarante morts dans des attentats commis par des intégristes islamistes.
Ainsi soliloque l’intégriste : « Vois, mon Dieu, à quel point je te respecte et je t’adore : je tue ceux qui t’insultent — et j’irai cracher sur leur tombe !»
Quand le Croyant intégriste attente à la vie d’un autre individu qu’il dit impie, il fait d’une pierre deux coups : il soulage son Dépit, et il croit faire plaisir à son Dieu ; il se fait justice et il se fait justicier de son Dieu : de quoi les autres font tous les frais. — Le Croyant est celui qui renonce à sa dignité : de ce renoncement, les autres acquittent le prix fort.
Le Croyant intégriste et ascétique instrumentalise Autrui pour acheter l’attention, l’amour — les Privilèges — de son Dominant divin : il sacrifie Autrui à Dieu — sacrifice qui ne lui coûte rien mais coûte tout aux autres — sacrifice qui lui coûte son Être, ce qui l’indiffère, mais leur coûte la vie, ce qui l’indiffère plus encore.
Le Croyant est-il intelligent ?
Être une carpette, c’est la bêtise ; être un tueur, c’est la connerie.
L’Ascétisme-servilité est un principe de mort.
Vigilance ! Tout Croyant est un intégriste en puissance.