LE POLITIQUE ET LE RELIGIEUX (1)

« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire “ceci est à moi”, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile.» (Discours sur l’Origine de l’Inégalité entre les Hommes, OC III, Pléiade p. 164)

Dans cette phrase de Rousseau, tout est là, en relief et en creux, respectivement du RELIGIEUX et du POLITIQUE.

Il suffit de suivre Rousseau pour tout comprendre.

Rousseau, très simplement, distingue entre BESOINS et DESIRS.

Quant aux besoins, évidemment, c’est tout ce qui assure le survivre, que ce soit en préservant la/sa vie ou en la perpétuant. Besoins physiques : manger, boire, dormir, être en sécurité ; besoins spirituels : liberté et dignité. Seul celui qui assure sa vie peut la transmettre ; seul celui dont la vie est assurée peut se sentir libre, c’est-à-dire détenant sa Souveraineté, et du coup digne.

Quant aux désirs, c’est tout ce qui tente mais qui se trouve au-delà ou en dehors des besoins, voire qui peut aller contre eux. Leurs objets sont en nombre infini mais tous peuvent se regrouper en trois catégories : l’Avoir, le Pouvoir et la gloire – ces trois objets se chevauchant et même, à bien des égards, se confondant.

Selon Rousseau, tant que les seuls besoins sont à l’œuvre, ne prévaut et ne peut prévaloir que le bien ; dès que les désirs prennent le pas, naît et se répand ce qui est véritablement le mal – le Désir ou le mal.

Pourquoi ?

Parce que, si les besoins sont rigoureusement inaliénables, les désirs sont immanquablement aliénants et que cette aliénation représente un coût monstrueux que l’humanité acquitte depuis ses origines.

Or les besoins informent et fondent le politique tandis que les désirs informent et sécrètent le religieux.

Commençons par ce dernier puisque c’est lui qui surgit à la source de l’humain et que le politique doit se penser comme le seul remède au mal qu’est le religieux.

I. LE RELIGIEUX.

Revenons d’abord à la phrase de Rousseau et observons le scénario qu’elle dessine : face à face un individu et un groupe si ce n’est une foule ; de la part de l’individu, un faire (enclore le terrain) doublé d’un dire (« ceci est à moi ») et, de la part du groupe, un croire (« ceci est à lui »).

Focalisons maintenant l’attention sur chacun des deux acteurs, d’abord l’acteur individuel, ensuite l’acteur collectif.

1. Dieu et Croyants.

L’individu que Rousseau met en scène – individu parfaitement théorique mais instrument fort simple d’emploi pour expliquer clairement le phénomène – enclôt donc un terrain et déclare : « Ceci est à moi.» Pour pouvoir le faire et le dire, il faut que, de quelque façon, il soit le plus fort, c’est-à-dire que, quelque qu’en soit le mode, il rejoigne celui que l’AO appelle le Colosse. Celui-là, à la surface du monde, se taille un Avoir. Nanti de cet Avoir, il signifie aux membres du groupe : « Vous n’avez pas le droit d’y entrer.» Clairement, avec cet Avoir, il est sorti de ses seuls besoins pour entrer dans le Désir : au lieu de s’engager dans la Tentative, il cède à la Tentation ; au lieu de chercher à affirmer sa liberté, il s’arroge un Privilège ; au lieu d’affermir sa dignité ou de travailler à son Être, il aliène cet Être à un Avoir. C’est là le mal, le mal pour lui, le mal pour Autrui. En effet, se donnant comme le seul possesseur légitime de cet Avoir, il signifie aux autres : « Si tu veux entrer chez moi, être admis dans ma principauté et habiter mon fief, tu dois te mettre à mon service, obéir à mes Injonctions – tomber en mon Pouvoir.» Il signifie aussitôt : « Pour rester dans mon royaume, tu dois me remercier, m’admirer, m’encenser – chanter ma gloire.» Bref, au lieu de suivre son Processus, celui-là institue un Système ; au lieu de rester l’Individu, il se fait Dominant. C’est-à-dire que, imposant cette Hiérarchie et se perchant au sommet, il se fait dieu. Cette opération, qui est la violence même, l’attentat contre l’Être d’Autrui qui est tout autant un attentat contre son Être propre, le langage évangélique l’appelle « scandaliser », c’est-à-dire signifier : « Voilà, l’Être, c’est moi qui le détiens tout entier : il ne vous en reste rien, sinon de l’adorer en moi, Dieu

Dieu : voilà le premier ingrédient du religieux.

Quant au groupe, peut-être Rousseau a-t-il manqué à son sujet ce qu’il a si bien vu chez l’individu mais, avec une intuition infaillible, il n’a pas manqué d’écrire le mot essentiel, fondamental : “croire”. En effet, tous ceux-là, forts de leur nombre, pourraient déposséder celui qui s’est fait leur dieu et, le privant de son Avoir, abattre son Pouvoir et dissiper sa gloire, c’est-à-dire invalider son Mythe ou procéder à une radicale Démythisation. Pourquoi ne le font-ils pas ? Rousseau dit que c’est parce qu’ils croient en ce que leur a dit l’individu. Et pourquoi le croient-ils ? Rousseau dit que c’est parce qu’ils sont « assez simples » pour cela. C’est certainement là qu’il laisse échapper quelque chose d’essentiel. En effet, comme il n’est pas raisonnable de penser que tous sont des niais ou des demeurés, il faut chercher dans une autre direction. Or il n’en est qu’une : le Désir. C’est parce qu’ils sont eux-mêmes saisis et bientôt possédés du Désir d’Avoir, de Pouvoir et de gloire ; c’est parce qu’eux-mêmes croient que ces trois objets peuvent conférer l’Être, qu’ils croient que celui qui les détient est un dieu et, plus profondément encore, qu’ils aspirent eux-mêmes à s’approprier ces trois objets et à devenir eux-mêmes des dieux. Le Désir engendre la croyance et la croyance nourrit le Désir – le cercle vicieux du religieux.

La croyance : voilà le second ingrédient du religieux.

2. Religieux et religion.

Le religieux est maintenant objectivement descriptible. Il s’agit d’une structure qui est une Hiérarchie, laquelle place tout en haut d’une Verticale écrasante un personnage qui est le dieu, ou Dieu, qui l’isole en haut d’une Distance imprenable, et qui appesantit cette Verticale sur une Horizontale formée par tous les autres individus. Ces derniers sont de ce fait des Croyants puisqu’acceptant de se laisse scandaliser par le dieu et d’obéir à ses Injonctions, ou d’être des Dominés ; ces Croyants ne sont plus des individus mais de simples Comparses à l’intérieur du Système et, tous ayant pour unique objet du Désir le dieu, ont de ce fait aboli leurs Différences. Le religieux est également l’empire du Même puisque tout le monde, y compris le dieu, est possédé par le même Désir et anéanti par le même Scandale. Par ailleurs, tous les individus de l’Horizontale ayant le même objet du Désir – le sommet du Système – chacun est le Rival de chacun : le Système, résidence du religieux, est le lieu de la guerre permanente. Mais le religieux, c’est aussi le lieu de la sédition : tous les Rivaux peuvent se conjurer contre le Dominant, toutes ces anti-Différences peuvent s’unir pour monter à l’assaut de la Distance – violence réactive collective pour venir à bout de la violence première individuelle (c’est là ce que l’AO appelle aussi la ruée dionysiaque). Cependant, si Dominant est dans une position inexpugnable, la violence réactive collective va s’exercer sur une figure de substitution : c’est le bouc émissaire.

C’est ici qu’à l’intérieur même du religieux peut intervenir la religion.

La religion, c’est l’effort pour mettre tous les Rivaux d’accord ou plutôt pour supprimer le motif de leur désaccord en projetant l’objet du Désir, Avoir-Pouvoir-gloire, hors du monde, dans un au-delà devenu hors d’atteinte et décrété intouchable : c’est enfermer l’Être dans la figure de Dieu. Dieu, c’est le Dominant qu’il n’y a plus lieu de se disputer et qui se trouve définitivement hors d’atteinte de la conjuration des Comparses. Dieu, c’est le Désir de chacun soustrait à la possession de tout le monde et qui n’est plus désormais à la disposition ou à la merci de personne ; la religion, c’est Dieu devenu Mythe et l’institution des Injonctions destinées à corseter les comportements violents de tous. Si le religieux est le Désir déchaîné ou le mal à l’état pur, la religion est le religieux qui se donne des règles ou le mal qui cherche s’endiguer lui-même. C’est dire que la religion est par définition un échec : la violence première continuant de s’exercer, celle qui émane du Scandale (Dieu) et celle qui émane de chaque Rival (les Croyants ou les Comparses), la violence réactive continue de se déverser sur les boucs émissaires, hérétiques, mécréants, infidèles ou autres schismatiques – quand ce n’est pas la sorcière, le suppôt de Satan ou autre “bête noire”. La religion, c’est aussi la persécution instituée. Il est même notable que plus elle est sévère, plus elle fait de réprouvés et de souffre-douleur – sans que les persécuteurs y trouvent jamais aucun bénéfice.

Alors ?

La solution n’est pas un dieu d’amour au lieu d’un dieu de violence puisqu’il reste un dieu ; la solution n’est pas une nouvelle religion pour remplacer une ancienne religion, puisqu’elle reste une religion. La solution, c’est de s’affranchir de toute religion en sortant du religieux, c’est-à-dire de renoncer au Désir pour réintégrer la seule sphère des besoins : c’est le politique.

Suite dans le prochain article : II. LE POLITIQUE.

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