LE POLITIQUE ET LE RELIGIEUX (2)

(suite de l’article précédent)

II. LE POLITIQUE.

Celui qui, selon Rousseau, a enclos un terrain en décrétant « ceci est à moi » et a trouvé « des gens assez simples pour le croire », celui-là, pour l’AO, a commis le péché originel : il a perpétré la violence première sur les autres et il a induit chez eux la même « faute ». Les ayant scandalisés, il les a induits à se scandaliser eux-mêmes et du coup potentiellement à scandaliser les autres : ayant fait un dieu de son Désir, il les a induits à l’imiter. De celui-là, l’Evangile dit qu’il ferait mieux de s’attacher une pierre de meule autour du cou et d’aller se noyer (Mat-9:42). On ne peut qu’être d’accord : tant qu’à commettre un acte violent, que son fauteur ne fasse retomber cette violence que sur lui-même et qu’ainsi tout s’arrête avant d’avoir commencé. C’est en fait une mesure qui, bien que vigoureuse, relève du pur politique.

Le politique, c’est l’attitude qui consiste à prévenir le péché originel : pas de « ceci est à moi », pas de Scandale – pas de Désir. Le politique bannit le Désir, qui ne conduit qu’à la mort, pour ne promouvoir que les besoins, expressions de la vie.

Avec les besoins vitaux, manger, boire, dormir, se font sentir, et avec la même exigence si ce n’est avec une exigence supérieure, les besoins spirituels qui sont liberté et dignité (les deux étant liés au point de se confondre) – à quoi il faut ajouter le besoin vital essentiel de sécurité. C’est ce besoin de sécurité qui, selon Rousseau, pousse les hommes à se rapprocher, à former des communautés. Ce qu’il appelle “société civile” étant en fait la communauté religieuse ou le Système, fondé(e) par « ceci est à moi », principe ayant montré l’impasse violente et tragique où il s’est engouffré, il faut fonder cette fois la société politique, c’est-à-dire s’appuyant sur un autre principe : c’est ce que Rousseau appelle le « Contrat social ».

Comment peut-on le définir en détail ?

1. La transcendance vraie.

D’abord, puisque la communauté se forme pour faire face aux dangers, à l’adversité, c’est elle qui devient l’unique référence et le seul objet de toute révérence – l’unique transcendance. Loin de Dieu qui n’est que le Désir hypostasié, fausse transcendance, la communauté identifiée aux seuls besoins qui la fondent est la transcendance vraie. Tandis que Dieu fait souvent l’objet d’un tabou sévère quant à sa représentation (on a trop peur qu’apparaisse sa face véritable…), la communauté exige de se représenter elle-même à elle-même au moyen d’un signe, d’ailleurs volontiers vertical : chez les primitifs, un totem ; dans l’antiquité, une statue (Athéna) ; chez nous, aujourd’hui, un drapeau (bleu, blanc, rouge), une figure (Marianne), et même une devise (Liberté, égalité, fraternité) ou un hymne (La Marseillaise), etc. Contrairement à Dieu qui est un Mythe (cache-violence), le drapeau par exemple est un Symbole (anti-violence). Tandis que le Mythe Dieu a tout à occulter, le Symbole drapeau a tout à signifier.

Tout ? Oui, tout ce qui relève des besoins.

2. Les principes du politique.

a. Avoir et besoin.

Le mal avait surgi sur l’Avoir. Désormais, chacun n’a droit qu’à un avoir exactement proportionné à ses besoins. Désormais n’est plus légitime la possession d’aucune partie excédentaire, même infime, objet du Désir. Les besoins de tous étant les mêmes, c’est l’égalité parfaite pour tous. Un jardin à cultiver et quelques vaches à bien garder sont les deux mamelles du sourire.

Il importe de voir que l’égalité n’est pas le Même. Celui-ci est abrogation ou confusion des Différences, alors que l’égalité est le principe selon lequel aucune Différence n’est supérieure à une autre ou ne peut s’ériger en Distance.

b. Besoin et dignité.

Dès lors, c’est un principe nouveau qui prévaut : « Tous les hommes naissent libres et égaux en droits et en dignité.» La communauté assure à tout le monde – c’est-à-dire à chacun de ceux qui adhèrent au contrat ou au pacte – de veiller à ce que soient satisfaits ses besoins vitaux et spirituels, c’est-à-dire respectés ses droits fondamentaux. Contrairement à la société religieuse ou au Système qui fait des Dominants et des Dominés, la société politique établit des égaux, supprimant les notables, les nantis et les vernis aussi bien que les inférieurs, les gueux et les parias.

La dignité est l’exigence qui émane de chacun que son Être soit respecté de tous et d’abord évidemment par lui-même. Elle est une affirmation du caractère sacré de la personne humaine, c’est-à-dire son droit d’être respectée, quelle qu’elle soit. Un criminel même peut et doit être condamné sans que jamais lui soit manqué de respect. Autrement dit, la dignité est un synonyme de l’anti-violence.

c. Besoins et lois.

Dans ce souci exclusif de l’anti-violence, la société régie par le contrat social ou la société politique édicte des lois. Contrairement aux Injonctions qui prévalent dans le Système, c’est-à-dire aux prescriptions arbitraires dictées par son/leur Désir au(x) Dominant(s), les lois sont des règles rationnelles dictées par leurs besoins aux citoyens ; tandis que les Injonctions étaient combinées par le Dominant contre les Dominés et pour lui seul, les lois sont élaborées par les citoyens pour eux-mêmes et pour chacun. Ce passage des lois aux Injonctions est le passage du Pouvoir à l’Autorité. Tandis que tout Pouvoir travaille toujours à sa propre pérennité, l’Autorité n’œuvre jamais qu’à sa propre caducité : il s’agit de former l’Individu ou un individu apte à sa propre liberté ou à sa Souveraineté. Si l’Injonction ne faisait que des coupables, les lois ne font que des responsables. Bien sûr, le régime des lois suppose une éducation nouvelle : Rousseau l’a détaillée tout au long dans son Emile.

Cette cité ainsi et sur ces bases édifiée, Rousseau l’appelle « la République ».

3. La République.

La République ou, en latin, la « res publica »  : la chose publique, la chose qui est à tous et à chacun, plus que son bien, son Être.

Tandis que la société religieuse est la Cité de Dieu, la République est la cité de l’homme. La transcendance divine fausse étant abrogée, ne prévaut plus dans la République que la transcendance humaine vraie. Il s’agit du passage du Saint au Sacré. Autrement dit, le Comparse n’adore plus Dieu : l’Individu respecte l’homme.

Ceci entraîne des conséquences décisives.

Dans la République, et dans son enceinte seulement, disparaît le bouc émissaire. Pourquoi ? Parce que contrairement à la Verticale du Système, la Verticale religieuse, la fausse transcendance, qui est descendante, écrasante, étant une Distance infinie arasant toutes les Différences – la violence même – la Verticale de la République, la Verticale politique, la transcendance vraie, est ascendante, délivrante ou dilatante, étant la pleine latitude offerte à chaque individu d’exprimer et d’épanouir sa Différence. La Verticale politique élargit au double sens où elle libère, fait tomber tous ces « fers » desquels Rousseau voit l’homme partout captif, et où elle ouvre et évase le monde pour l’offrir à chaque Processus ou à chaque Différence pour cheminer et s’affirmer. Dès lors, aucune violence première ne descendant plus du haut, du ciel, de Dieu, de ses saints ou de ses lieutenants, nulle violence réactive n’a plus de raisons ni l’occasion d’y remonter ou de se débonder sur les figures substitutives. Puisqu’il n’y a plus d’Injonctions pour fabriquer des coupables, il n’est plus besoin du coupable unique et universel pour soulager tous les autres de leur « faute ». Chaque citoyen, en tant qu’Individu, est responsable de tous, à savoir de lui-même d’Autrui.

 

Pour conclure, examinons une question : la République est-elle une utopie ?

Disons plutôt qu’elle n’a encore jamais été édifiée sur terre, nulle part. Les démocraties modernes tendent vers ce modèle idéal, celui où ne prévaut que la volonté générale, dont Rousseau dit qu’elle est la voix de Dieu – Dieu entendu toutefois comme un Symbole et non plus comme un Mythe. Mais ces démocraties sont encore loin du compte, tant elles restent encombrées de religieux, religieux divin (Dieu-Mythe, ex. les Etats-Unis) ou religieux mondain (idole Avoir-Pouvoir-gloire, ex. les EU au premier chef et toutes les autres), tant le Désir ou l’intérêt particulier cherche en permanence à prévaloir sur les besoins ou l’intérêt général : les hommes (anti)politiques portent une grave responsabilité, tant ils sont bien davantage préoccupés de leur carrière que de leur pays, de leurs petits désirs que des besoins de tous, de leur Avoir-Pouvoir-gloire que du bien commun…

En tout cas, si la République reste introuvée bien qu’elle ne soit nullement introuvable, le politique, lui, n’est pas une utopie. Constater qu’il n’a jamais réussi à se réaliser à l’état pur ne signifie pas qu’il est un doux rêve, une belle illusion vaine. Pour n’avoir jamais trouvé sa réalité, il n’est nullement dénué d’absolue vérité. Le politique est aussi vrai que la transcendance qu’il instaure, étant cette transcendance même.

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